
En rompant le rythme habituel du monde, la pandémie de Covid-19 a agi comme un révélateur de nos existences et du monde dans lequel nous vivons. Les auteurs de cette tribune y témoignent ce qu’ils et elles ont vu depuis le mois de mars.
Nous avons vu abolie en un claquement de doigts la liberté la plus élémentaire des constitutions bourgeoises — celle d’aller et venir.
Nous avons vu un président prétendant régler depuis l’Élysée les « détails de notre vie quotidienne ».
Nous avons vu un gouvernement promulguer du jour au lendemain de nouvelles habitudes, la façon correcte de se saluer et même édicter une « nouvelle normalité ».
Nous avons entendu les enfants traités de « bombes virologiques » — et puis finalement non.
Nous avons vu un maire interdire de s’asseoir plus de deux minutes sur les bancs de « sa » ville et un autre d’acheter moins de trois baguettes à la fois.
Nous avons entendu un professeur de médecine dépressif parler de « forme de suicide collectif pour eux-mêmes et pour les autres » au sujet de jeunes gens qui prenaient le soleil dans un parc.
Nous avons vu un système médiatique parfaitement déconsidéré tenter de regagner une once de crédit moral par une entreprise de culpabilisation massive de la population, comme si la résurrection du « péril jeune » allait amener la sienne propre.
Nous avons vu 6.000 gendarmes des unités « montagne » appuyés par des hélicoptères, des drones, des hors-bords et des 4X4, lancés dans une traque nationale aux arpenteurs de sentiers, de bords de rivières, de lacs — sans parler, évidemment, des bords de mer.
Nous avons vu les Polonais en quarantaine sommés de choisir entre se photographier chez eux sur une application combinant géolocalisation et reconnaissance faciale, ou bien recevoir une visite de la police.
Nous avons vu à quoi tiennent nos vies et par quoi nous sommes tenus (...)
Nous n’avons vu ni Cannes, ni Roland-Garros, ni le Tour de France — et c’était bien. (...)
Nous avons vu, à travers les trous dans les blouses des infirmières, l’intense bricolage qui se fait passer pour « nos institutions »
Nous avons assisté, des semaines durant, à l’interminable sketch télévisé des masques, des tests et des places en réanimation. Et nous avons vu dans cette mascarade le reflet de notre propre impuissance sans mesure. Nous avons vu la passion triste d’être bien gouverné comme devant être toujours déçue.
Nous avons vu les couturières du village suppléer aux carences de l’État et les aides-soignantes parler plus haut qu’un soi-disant Président. Nous n’avons vu défiler que porte-paroles sans parole, généraux sans armée, stratèges sans stratégie et ministres sans magistère. Nous avons vu s’effondrer l’ancienne foi en l’État au moment même où celui-ci se retrouvait une inespérée raison d’être.
Nous avons vu l’État français, si couramment frappé de grandiosité comme tout ce qui est français, ramené à son statut réel d’État failli. Nous l’avons vu cachant sous les ors de son appareil une réalité du Tiers-Monde — chipant des masques à ses propres collectivités locales et à ses « alliés européens », mobilisant l’armée comme le premier président mexicain venu (...)
Nous avons vu partout la prétention à administrer les choses, à les gérer de loin s’écraser sur le réel — et ce, pour commencer, à l’hôpital.
Nous avons vu le réflexe de centraliser-planifier-organiser partout empirer la situation, et n’améliorer que l’image des organisateurs.
Nous avons vu se déployer l’auto-organisation locale, de proche en proche, à même les territoires vécus, comme réflexe vital ramenant un peu de sens et de prise (...)
Nous avons vu la passion du jardin, voire du poulailler, saisir ceux qui n’avaient jusque-là que trois pots de fleurs fanées.
Nous n’avons vu, dans le galop d’essai du confinement mondial, aucune césure entre un monde d’avant et un monde d’après. Nous l’avons vu comme simple révélateur du monde qui était déjà là, mais dont la cohérence était jusque-là tue.
Nous avons vu surgir, avec la mise aux arrêts domiciliaires de la plus grande partie de la population mondiale, la nouvelle architecture toute prête de la séparation, où l’absence de contact forme la condition pour que tous les rapports soient médiés cybernétiquement. (...)
Nous avons vu, au prétexte imparable de la pandémie, s’afficher la cohérence des pièces jusque-là disjointes des plans impériaux (...)
Nous avons vu, avec le confinement mondial, la socialisation du virtuel répondre à la virtualisation du social. Le social n’est plus le réel. Le réel n’est plus le social. (...)
Nous avons, en France, vu les manifestations que l’on interdisait autrefois pour d’impénétrables raisons d’ordre public, interdites désormais pour d’impénétrables raisons d’ordre sanitaire.
Nous avons vu la hiérarchie sociale comme purement fondée sur le degré de parasitisme (...)
Nous avons vu à quoi tient la « rigueur budgétaire », tout comme l’impératif moral de se lever tôt. (...)
Nous avons vu une nouvelle vertu civique naître de ce qui était hier encore un délit : être masqué le matin pour aller au turbin.
Nous avons vu, pour ceux qui continuaient à travailler, que le travail forcé est la vérité du travail salarié, que l’essence de l’exploitation est d’être sans limite et que l’autoexploitation est son premier ressort. (...)
Nous nous sommes attachés à nous formuler ce dont nous avons été témoins au printemps dernier, avant que l’amnésie organisée ne vienne recouvrir nos perceptions. Nous avons vu et nous n’oublierons pas. Plutôt, nous nous reconstruirons sur ces évidences. Nous ne présupposons aucun nous, ni celui du peuple ni celui de quelque avant-garde de la lucidité. Nous ne voyons pas d’autre « nous », en cette époque, que celui de la netteté des perceptions partagées et de la détermination à en prendre acte, à tous les étages de nos modestes et folles existences. Nous ne visons pas la constitution d’une nouvelle société, mais d’une nouvelle géographie.