
Dans cette tribune publiée sur Le Courrier d’Europe centrale, Gábor Eröss, sociologue et maire adjoint du 8e arrondissement de Budapest, interpelle le président français Emmanuel Macron avant sa rencontre avec Viktor Orbán le 13 décembre à Budapest.
Monsieur le Président, je vous fais une lettre…
Maire adjoint du 8e arrondissement de Budapest, j’ai d’abord été choqué par la nouvelle de votre visite en Hongrie.
Opposant farouche de Viktor Orbán, homme de gauche et écologiste, je ne suis pas de votre famille politique, mais encore moins de la sienne.
Docteur de l’École des hautes études en sciences sociales de Paris, j’avais cité l’un de vos textes sur Paul Ricoeur dans ma thèse de doctorat (c’était bien avant que je me sois ou que vous vous soyez engagé en politique). Chercheur en détachement d’un réseau d’instituts de recherche broyé par le rouleau compresseur du régime, je sais que vous serez sensible aux arguments du sociologue qui vous adresse la parole.
De plus, nous partageons un certain idéal démocratique, et des idéaux certains : liberté, égalité, fraternité. Autant de valeurs bafouées dans mon pays.
Je vous fais donc cette lettre pour vous exprimer la douleur d’un pays, une douleur dont vos hôtes vont soigneusement éviter de vous parler.
L’avènement de la démocratie qu’un peuple entier avait appelé de ses vœux en 1989-1990 n’a pas porté les fruits que celui-ci en attendait.
La montée des inégalités, les politiques d’austérité successives, une précarisation massive de la population ont fait le nid de l’extrême droite qui a fini par arriver au pouvoir.
Et ce en 2010. Car le pays que vous vous apprêtez à visiter est bien un pays gouverné par l’extrême droite.
Vous visiterez ainsi un pays dirigé par « Marine Le Pen » ou « Éric Zemmour ».
Viktor Orbán leur avait d’ailleurs déroulé le tapis rouge lors de leurs récentes visites respectives.
Monsieur le Président, je vous fais cette lettre pour vous parler brièvement de cinq choses : la corruption généralisée, les campagnes de haines gouvernementales, la campagne anti-LGBT actuellement en cours, la fraude électorale, l’oligarchisation de l’économie et la répression massive de la société civile en guise d’allégeance prêtée par Viktor Orbán aux présidents russe et chinois. (...)
Ce gouvernement attise les peurs et les haines pour mieux cacher la corruption omniprésente. Nous avons été tristes de constater qu’une entreprise française avait offert ses panneaux publicitaires à certaines campagnes de haine du régime. J’ai été co-initiateur d’une pétition les appelant à y renoncer, sans succès. Mais, engagé avant tout d’abord dans le domaine académique, puis, depuis deux ans en tant que maire-adjoint du 8e arrondissement de Budapest, chargé des minorités et de l’éducation dans la lutte contre les inégalités et la ségrégation scolaires, dès la maternelle, c’est la campagne anti-Rom qui m’est la plus douloureuse. D’autant que le Gouvernement refuse ouvertement d’appliquer les recommandations de la Commission en matière d’intégration dans l’éducation et persiste ainsi dans son racisme institutionnel et la discrimination systémique.
La liste ci-dessus n’est pas exhaustive. La cynique cruauté du régime l’avait amené à orchestrer également une campagne contre les sans-domicile fixe. Cela étant dit, la campagne de haine en cours concerne la communauté LGBT. Le gouvernement, sous prétexte de lutte contre la pédophilie, stigmatise cette communauté et attise un climat de haine qui conduit même à des attaques physiques anti-gay dans les rues du pays. Sous prétexte de protéger nos enfants, il a initié un référendum absurde sur l’interdiction du changement de sexe chez les moins de 18 ans qui n’était de toutes manières pas autorisé et que personne n’a songé à autoriser, bien entendu. (...)
« Les chercheurs et les universitaires, mais aussi les ONG sont également dans la ligne de mire du régime d’Orbán. »
János Áder, le président de la République de Hongrie, vous recevra également dans son palais. En 2014, lorsqu’avec des députés et activistes de mon parti (Párbeszéd, en français « Dialogue ») nous campions devant ledit palais, nous protestions contre deux lois : l’une offrait sur un plateau les terres agricoles aux oligarques proches du régime, l’autre établissait un monopole public des débits de tabacs : un marché juteux désormais aux mains des seigneurs locaux du Fidesz ; la loi avait été dictée par le lobby des fabricants de cigarettes. Le président Áder a ainsi signé l’arrêt de mort de l’économie de marché. (...)
Monsieur le Président, je vous prie, en terminant cette lettre ouverte, d’engager un dialogue avec la société civile et l’opposition lors de votre visite. J’allais dire les dissidents. En effet, après 12 ans de divisions, cette fois-ci, nous, les 6+1 partis d’opposition, partons unis à la bataille électorale. Les associations et autres ONG vous informeront sur la situation des droits des femmes, des Roms et plus généralement, des droits de l’homme en Hongrie.
Je comprends les règles de la diplomatie et votre volonté de dialogue avec le Premier ministre en place, et, a fortiori, avec les dirigeants du Groupe de Visegrád, mais sachez que la majorité de la population ne cautionne pas le gouvernement d’extrême droite en place et que les opposants, autant que les opprimés attendent un signal de votre part. (...)