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Dans les talk-shows : le poids des éditorialistes de la droite extrême et d’extrême-droite
Article mis en ligne le 23 novembre 2018
dernière modification le 20 novembre 2018

Parallèlement au « Zemmour Tour, édition 2018 », où l’on a pu voir Éric Zemmour promouvoir son dernier livre dans de nombreux médias pendant deux semaines, plusieurs articles et émissions furent consacrées à des débats variés sur le thème « Faut-il inviter Éric Zemmour ? » Par bien des aspects, cette focalisation – quelque peu hypocrite – des médias dominants sur la personne d’Éric Zemmour, voire uniquement sur sa dernière « polémique » en date, occulte bien d’autres pans du problème : la croissance de l’espace médiatique alloué aux éditorialistes, chroniqueurs et idéologues de la droite extrême et de l’extrême-droite (dont Zemmour n’est qu’un représentant), en particulier dans les émissions dites « de débat », les conditions qui permettent une telle représentation, et, en définitive, la teneur du débat public.

Dans les suites du « Zemmour Tour, édition 2018 », tournée promotionnelle riche en séquences « clash et buzz », plusieurs médias se sont intéressés aux problèmes posés par l’intense activité médiatique d’Éric Zemmour et (plus rarement) de ses épigones. (...)

Dans leur course à la surenchère, les médias font monter la sauce : rediffuser un extrait de choix, puis consacrer une émission au « dérapage » en question, espérant que les personnes invitées à commenter le dérapage « déraperont » à leur tour, donnant en pâture de nouveaux extraits à isoler, et de nouveaux « clashs » à commenter. Et pour peu qu’un bon client des plateaux « dérape » – inopinément bien sûr – au même moment sur Twitter, il se verra immédiatement offrir un fauteuil sur une chaîne de télé ou à la radio afin de s’exprimer sur le « dérapage » en sa qualité de « dérapeur », et sur les nouveaux « dérapages » engendrés sur les réseaux sociaux. Jusqu’à ce que d’autres sujets, propulsés par l’actualité ou par telle ou telle déclaration de tel ou telle responsable politique, donnent l’occasion de nouveaux… dérapages. Et ainsi de suite.

Éditorialistes de la droite extrême : de qui parle-t-on ?
Précisons d’emblée que si Éric Zemmour est le représentant le plus typique du groupe de journalistes, chroniqueurs et idéologues dont il est question ici, il n’est assurément pas le seul : on retrouve sur les ondes et dans les journaux un certain nombre d’autres personnalités de la droite extrême voire d’extrême-droite, dont les provocations sont susceptibles de créer « le buzz ». (...)

le monde de l’éditocratie de la droite très décomplexée voire d’extrême-droite se croise régulièrement sur les plateaux des talk-shows, notamment des chaînes d’information en continu. Mais ce petit monde connaît également quelques îlots d’hospitalité sur le service public : outre les émissions citées plus haut, l’émission de France Culture « Répliques », produite et animée par Alain Finkielkraut, reste une tribune toujours accueillante pour ces éditorialistes… qui savent rendre la pareille. Au mois de septembre, l’irascible académicien a ainsi bénéficié d’une enquête très élogieuse signée par Eugénie Bastié, dans les colonnes du « FigaroVox » : « "Répliques" : quand Finkielkraut pense contre lui-même ». C’est donc tout naturellement que la même Eugénie Bastié fut reçue le 20 octobre dans « Répliques », pour une émission intitulée « Le féminisme : état des lieux ». Puis, le 17 novembre, c’est Éric Zemmour qui eut l’auguste privilège de papoter avec Alain Finkelkraut.

Des éditocrates (presque) comme les autres
Avec les chaînes d’information en continu, les « talk-shows » se sont multipliés. Ce type d’émission, classique à la télévision et à la radio, peut être rentable pour peu qu’on sache attirer le chaland. Il n’implique aucun travail journalistique à proprement parler, et donc aucun frais d’enquête ni de tournage : il ne coûte que les rémunérations des animateurs et chroniqueurs maison et des techniciens en studio. Présents sur toutes les chaînes, hebdomadaires voire quotidiens, et présentés comme des émissions de « décryptage de l’actualité » ou de « débat », ces talk-shows nécessitent évidemment un vivier de « bons clients médiatiques », disponibles à toute heure pour s’exprimer sur tout et n’importe quoi, avec une prime au « franc-parler ». Les polémistes et idéologues précédemment cités cadrent parfaitement avec ce portrait-robot (...)

Dans l’ensemble, leurs pratiques sont semblables à celle de la meute des éditocrates, mais ces idéologues – présentés systématiquement sous l’étiquette trompeuse d’« éditorialistes » ou de simples « chroniqueurs » – ont en commun leur affranchissement particulièrement outrancier des règles de déontologie les plus basiques qui prévalent dans le métier de journaliste, dont ils se réclament pourtant, tous ou presque. Et parmi celles-ci, la faculté d’affirmer n’importe quoi sans aucune vérification – une tendance générale de l’éditocratie.

Les exemples sont légion, d’Ivan Rioufol affirmant que « 50% des jeunes musulmans des cités se réclam[ent] de l’État islamique » sur la base d’un sondage inexistant [4] à Éric Zemmour ou Charlotte d’Ornellas, grands agitateurs des peurs sur « l’immigration massive » qui brandissent régulièrement l’épouvantail des 400 000 ou 200 000 nouveaux étrangers de plus par an. Quand bien même des contradictions sont (parfois) apportées en plateau, ces idéologues n’en ont cure (« les téléspectateurs se feront leur opinion », est leur mot d’ordre), et surtout, répètent sur le plateau suivant l’affirmation démentie sans que cela n’émeuve les présentateurs. C’est encore Charlotte d’Ornellas qui en parle le mieux, au moment de répondre à un chroniqueur qui contestait les chiffres qu’elle donnait à l’antenne au sujet de l’immigration : « Super, mais ça change quoi sur le fond du débat ? […] On se fout des chiffres sur ce débat. […] Est-ce que oui, ou non, la France a changé de visage ? » [5]. De tels épisodes n’ébranlent en rien la crédibilité des intéressés, immédiatement réinvités le lendemain pour de nouvelles prouesses (...)

il semble que tout ceci ne soit finalement conçu et vécu que comme un pur spectacle. Interrogé sur Inter (« Instant M ») à propos d’un énième « clash » en décembre 2017, Thierry Ardisson, qui paraît se vivre comme un dresseur d’ours, pouffe : « Tant que ça m’amuse, tant que je prends du plaisir, […] c’est des choses que j’ai envie de faire donc je ne vais pas me plaindre de les faire. »

Paru sur le site d’« AOC » le 12 octobre, le très éclairant témoignage de Christian Lehmann [6], « ex-grande gueule », ne dit pas autre chose que la pauvreté et l’hypocrisie de ce « spectacle »

Lors d’un briefing de départ, les règles du jeu nous avaient été expliquées : on n’était pas dans un salon, mais au comptoir du bar des amis. Il n’était pas nécessaire de laisser un chroniqueur terminer une prise de parole, une démonstration. Il était recommandé de lui couper la parole, à l’unique condition de faire un bon mot ou de le ridiculiser. Une vacherie bien sentie aurait toujours plus de poids qu’un appel à la raison. Chacun se pliait à ce jeu du cirque pour des raisons différentes (...)

Dans leur conception même, ces émissions défigurent, voire dissolvent la confrontation d’idées et la bataille d’arguments au profit de la construction de postures, adoptées par des personnalités en vogue, converties en de simples personnages (d’un bien triste film). (...)

Le processus est le même à l’échelle des médias en général : chaque nouvelle polémique huile la machine de « décodeurs » en tout genre et autres pastilles de « désintox », contraintes de produire rectificatif sur rectificatif et de démonter les propos d’Éric Zemmour & cie. Un processus qui, quoique louable en apparence, contribue en réalité à restreindre le débat dans le périmètre même que ces éditorialistes tentent d’imposer (...)

Cet avantage dont jouit le personnage de « briseur-de-tabou-anti-système-qui-dit-tout-haut-ce–que-les-Français-pensent-tout-bas » (posture que ces éditocrates revendiquent en permanence) tend à masquer un paradoxe flagrant : son intégration complète au système ! Et en effet, aucun des éditorialistes dont il est question ici n’aurait l’idée saugrenue de critiquer l’ordre médiatique, social ou économique, qui conditionne et demeure le garant de la place privilégiée et dominante qu’ils occupent (tant dans les médias que dans la société) (...)

et ils acceptent tous, plus ou moins explicitement, le système économique capitaliste (parfois attaqué pour ses excès liés au néolibéralisme). En bref, les « anti-systèmes » dont rêvent les « pro-systèmes ».

Les obsédantes obsessions des réactionnaires
Au-delà de leur capacité à s’exprimer sur tous les sujets sans compétence ni légitimité, ces idéologues partagent des obsessions qui, nonobstant quelques nuances, s’inscrivent dans le répertoire idéologique de la droite la plus extrême et de l’extrême-droite. Ces obsessions se comptent sur les doigts d’une main et sont rabâchées comme autant de positions qui « brisent les tabous » ou « défient la bien-pensance » :

 l’immigration, constituée comme un problème ; avec ses variantes comme « le grand remplacement » ou « l’islamisation », et ses dérivés comme « les problèmes de laïcité », « les excès de la société multiculturelle », « la perte des valeurs nationales » ; le tout habituellement amalgamé sans vergogne à d’autres questions comme « l’insécurité » ou le terrorisme ;
 l’ordre et l’autorité érigées en valeurs fondamentales dont l’opinion réclamerait « le retour », un patriotisme ostentatoire qui se confond avec le nationalisme le plus cru, un amour immodéré pour tout ce qui porte une arme et un uniforme, une obsession et une surenchère sécuritaires permanentes, le tout étant régulièrement relié à un supposé « délitement de l’école » ;
 la désormais fameuse « dictature féministe », les droits et revendications des LGBT et des personnes racisées (...)

Autant de thématiques constamment mises à la « une » d’émissions de « débat », qui contribuent à construire des « cibles de la peur et de la haine » via les informations et « faits d’actualité » choisis et constitués comme sujet de discussion et via le cadrage de ces discussions. (...)

. L’entrelacement des crises économique, sociale et politique sur lesquelles se sont greffées des vagues d’attentats terroristes depuis 2015 continue de créer un contexte porteur pour le Rassemblement National, à mesure que se droitise l’ensemble du paysage politique [11]. Si nous parlions en 2014 de la « banalisation médiatique » du parti d’extrême-droite et de ses idées, en pointant notamment « l’idée absurde selon laquelle le Front national poserait de vrais problèmes, mais apporterait de mauvaises solutions (comme si les solutions n’étaient pas largement impliquées dans la façon de poser les problèmes) », quatre ans plus tard, le processus semble plus qu’abouti : force est de constater qu’un large spectre du champ politique considère non seulement que l’extrême-droite pose de « vrais problèmes », mais partage désormais un certain nombre de solutions qu’elle prétend leur apporter…

II. Au-delà du contexte politique général, des causes structurelles liées au fonctionnement du système médiatique et aux modes de production des émissions, notamment télévisuelles, expliquent la présence à haute fréquence de ces professionnels de la polémique.(...)

En plus de l’indépendance, le fonctionnement des sociétés de production pose au système médiatique le problème de l’extrême formatage de ses émissions, avant tout censées attirer le maximum de téléspectateurs. (...)

Si le rôle de ces facteurs structurels est prépondérant, il permet aux intérêts idéologiques de s’épanouir : on peut tout de même noter que parmi les talk-shows ayant octroyé des ronds de serviettes à des éditorialistes de la droite extrême, on retrouve (entre autres) trois émissions diffusées par le groupe Canal Plus (« Les terriens du dimanche » (C8), « L’heure des pros » et « Punchline » (CNews)), dont l’actionnaire principal, Vincent Bolloré, est connu pour sa proximité avec la droite catholique conservatrice.

Et alors ?
Disons-le une fois encore : que des journalistes et des producteurs d’émissions souhaitent inviter des journalistes ou chroniqueurs de la droite extrême ou d’extrême-droite pour leur donner une tribune et/ou les confronter à d’autres intervenants est leur droit le plus strict. Le sujet n’est donc pas ici de reprocher telle ou telle invitation, pas plus que de réclamer l’invisibilisation médiatique d’une de ces « personnalités ». Et pour cause : laquelle bannir ? Sur quel critère ? Et à quel titre ? Que faire de toutes les autres, et de celles qui immédiatement les remplaceraient ?
Si la surface médiatique occupée par ces idéologues pose une question, c’est donc celle de l’organisation de l’espace médiatique, en tant qu’il participe à conformer et construire le débat public. Or, dans son organisation actuelle polarisée sur l’audimat, l’espace médiatique met en scène un débat public où les obsessions de la droite extrême et de l’extrême-droite ont non seulement une très large place, mais servent même régulièrement de cadre aux débats. (...)

Le problème posé par la présence à haute fréquence de ces éditocrates de la droite extrême est donc celle du pluralisme lorsque, du point de vue du temps d’antenne, ces voix sont non seulement surreprésentées sur de très nombreux plateaux de télé ou radio généralistes (en plus de la place dont ils bénéficient dans leurs médias respectifs, rappelons-le [16]), mais également les seules à pouvoir prétendre « concurrencer » celles des éditorialistes et des experts défenseurs de l’ordre social et économique établi, également omniprésents. C’est, entre autres, à travers la présence médiatique soutenue de ces personnalités dites « anti-système », mais en réalité parfaitement intégrées au système médiatique et capitaliste dominant, que la variété des opinions politiques diffusées et débattues dans les médias – déjà réduite à peau de chagrin – tend à se borner à l’alternative mortifère « libéraux contre populistes »