
Début janvier, un collectif de chômeurs qui organise des réquisitions dans les supermarchés était assailli par une douzaine de journalistes affamés de sujets sur la « crise ». Le Plan B s’est procuré leurs courriers…
Le 31 décembre, une cinquantaine de chômeurs, précaires et intermittents font irruption au Monoprix du boulevard Saint-Antoine, à Paris, et réquisitionnent treize chariots remplis de victuailles délicieuses. Cette « autoréduction », comme ils l’appellent, n’a rien de révolutionnaire : chaque année, au moment des fêtes, il est d’usage que des collectifs de galériens s’invitent dans les supermarchés et règlent leurs achats en distribuant des tracts plutôt que des euros. En général, la direction laisse faire. Du moment que l’opération se déroule vite et bien, le taulier préférera toujours, fût-ce la mort dans l’âme, sacrifier quelques chariots plutôt que de provoquer un grabuge qui porterait préjudice à la « magie des fêtes » et du chiffre d’affaires.
Comme prévu, l’opération au Monoprix se déroule sans incident majeur. « Lors de la négociation, le directeur du magasin a bien proposé de garnir lui-même les Caddies, qui contenaient trop de produits “festifs” à son goût. Mais, comme sa seule préoccupation était que ça ne traîne pas trop, parce qu’il était mal à l’aise devant ses employés, il a lâché le morceau », raconte au Plan B l’un des « Empêcheurs d’encaisser en rond », qu’on appellera André. « Il a donné l’ordre aux caissières de laisser passer les chariots et nous nous sommes retrouvés dans le fond du magasin à emballer la marchandise dans de grands sacs roses, ajoute Françoise,une camarade d’André. C’était assez tendu parce qu’on était entre les clients, les employés et les flics, que le directeur avait dissuadés d’intervenir alors qu’ils en avaient très envie. Les plus furieux, c’étaient les gros bras qui commandaient les vigiles. Ils n’ont pas arrêté de nous insulter. Ça leur foutait les boules de voir que leur patron avait accepté de négocier. Certains employés trouvaient ça honteux également, mais ils étaient moins vindicatifs. J’ai même vu une salariée nous souffler discrètement : “Bravo, vous avez raison.” »
Paris-Match, « un bon vecteur pour faire parler de vous »
L’affaire est pliée en une demi-heure, donnant lieu à un somptueux gueuleton savouré en compagnie des sans-papiers de la Bourse du travail et des mal-logés qui occupent un gymnase voisin. Car c’est là un autre usage bien établi : pas d’autoréduction sans redistribution.
Mais, cette année, les médias aussi réclament leur part du festin. Et leur faim est grande. Dans les jours qui suivent le réveillon, la Coordination des intermittents et précaires d’Ile-de-France (CIP-IDF1) – soupçonnée par Monoprix d’être l’instigatrice du réveillon libre – est harcelée par une douzaine de journalistes avides de prendre leur ticket pour une prochaine sortie au supermarché. Ou, à défaut, de récolter quelques témoignages chocs pour étayer un sujet vendable sur la « crise », le « pouvoir d’achat » et le « ras-le-bol des ménages ». « C’est incroyable, soupire André. En 2003 et 2004, alors que le mouvement des intermittents était au plus haut, que presque tous les théâtres et lieux de spectacle étaient en grève, que les festivals étaient annulés, il était quasiment impossible de faire passer nos revendications dans la presse. Et aujourd’hui, pour une petite autoréduction de rien du tout, les journalistes nous font la danse du ventre ! »
Conscients des limites de leur pouvoir de séduction, les chippendales du Parti de la presse et de l’argent (PPA) se dévoilent avec précaution. « J’ai cru comprendre que vous n’aviez pas une très haute opinion de Paris Match. Bon. C’est votre droit, écrit l’un d’eux. Enfin, ça peut être un bon vecteur pour faire parler de vous, expliquer vos combats, notamment à des gens qui ne partagent pas forcément vos idées. Au moins, donnez-moi ma chance et rencontrons-nous ! » Vous ne nous aimez pas, mais nous allons « faire parler » de vous : c’est l’argumentaire que le PPA déroule chaque fois qu’il tente d’amadouer des contestataires. « Je m’appelle E. H. et je suis journaliste à TF1, se présente un autre. J’imagine que cette première phrase ne me vaudra pas forcément une sympathie immédiate… Néanmoins, j’aurais aimé pouvoir discuter avec vous sur les actions de votre collectif. Je souhaiterais réaliser un reportage pour le journal de 20 heures sur les nouvelles formes de militantisme et de désobéissance citoyenne. » Le type même de sujets qu’adore Nonce Paolini, le nouveau PDG du groupe TF1.
En temps normal, la presse n’aime jamais autant les pauvres que lorsqu’ils essuient une larme aux Restos du cœur. Mais la « crise » a modifié la demande journalistique. Les pauvres, désormais, c’est presque tout le monde. Et presque tout le monde peut s’identifier à des partageurs dépenaillés qui apprécient le foie gras et s’organisent pour en obtenir. Le pauvre ne constitue plus un objet de compassion, mais une menace contagieuse qu’il convient de circonscrire à des sujets spectaculaires estampillés « Nouveau ». Peu importe le fait qu’en 1998 des collectifs de chômeurs se servaient déjà en grande surface : « Une nouvelle forme d’action est née en ces temps de crise », claironne Le Journal du dimanche sous le titre « Partis sans payer ! » (4.1.09).
Pour accéder à cette nouveauté, l’envoyé spécial de Canal+ accepte de payer de sa personne. « Je trouve votre démarche, vos motivations et vos revendications très intéressantes, surtout en cette période de crise, explique-t-il. Je pourrais opérer en caméra cachée, et ensuite flouter les visages de toutes les personnes ne souhaitant pas apparaître à l’écran. » « Flouter » les motivations politiques des militants pose encore moins de problèmes. « Le 1er janvier, Rue89 avait déjà mis en ligne un papier sur notre action du réveillon, faitobserver Françoise. L’article était parsemé d’expressions comme : “radicalisation des autonomes”, “héritiers des autonomes italiens des années 1970”, “retour des pratiques largement expérimentées dans l’Italie des années de plomb”… Ce n’est pas encore “l’ultragauche à gauche de la gauche de l’extrême gauche”, mais ça crée un climat… » La « radicalisation » a beau être « nouvelle », elle puise nécessairement aux racines du terrorisme.
Comment les Empêcheurs d’encaisser en rond réagissent-ils aux sollicitations des médias ? « La réponse est à chaque fois la même, assure André. On leur dit : “On n’est pas là pour faire du spectacle pour les JT ou pour donner des images qui serviront à la police. Par contre, si vous voulez qu’on vous parle du RSA, de la convention chômage ou du nouveau modèle d’indemnisation chômage des intermittents, on vous accorde tout le temps qu’il faut.”Inutile de dire qu’à ce moment-là il n’y a plus personne. » Ou alors, des pigistes armés de leurs bonnes intentions, comme cette collaboratrice du Nouvel Observateur qui fut autorisée à suivre l’opération du réveillon. « Elle a fait un papier très complet, avec des témoignages d’employés, de clients, explique Françoise. Elle l’a proposé à son chef, qui l’a refusé. Du coup, l’article est devenu un simple commentaire sur un forum. Et après on s’étonne que tous les journaux racontent la même chose… »
L’affaire résume bien le biais de la relation entre journaliste et militant. Le premier affiche sa sympathie pour la cause du second ; jeune, précaire, sous-payé, il partage parfois ses conditions d’existence. Mais sa bonne volonté ne suffit pas. Comme celle de la caissière du supermarché, la liberté du journaliste est subordonnée au bon vouloir de son chef. Lequel ne défend pas les chômeurs et précaires : il les produit.