
Dans son film “Un pays qui se tient sage”, en salles le 30 septembre, David Dufresne interroge le maintien de l’ordre en laissant parler les victimes de la répression policière qui ont émaillé le mouvement des Gilets jaunes. Entretien avec un ex-journaliste touche-à-tout à l’esprit punk, qui oppose au formatage des chaînes info la pluralité des voix et des images.
Des images parfois très dures, dont le passage sur grand écran saisit le spectateur. « Dans les salles, les gens, de tous profils et âges, sont très concentrés derrière leur masque et restent pour débattre et pour témoigner, raconte-t-il. Cela montre bien que la question de la place de la police dans la démocratie traverse toute la société, au-delà de l’institution elle-même, des syndicats et des militants. » (...)
Après être passé par L’Autre Journal, Best, Actuel, Libération, i>Télé (aujourd’hui CNews), Mediapart, il a quitté le journalisme pour cultiver sa liberté. Rencontre avec un inclassable touche-à-tout, capable de se passionner pour l’affaire Tarnac (nom du village corrézien où furent arrêtés Julien Coupat et ses proches, soupçonnés de sabotages de lignes TGV en novembre 2008), Pigalle, Brel ou les prisons américaines, et qui n’a rien perdu de l’« esprit punk » de ses débuts. (...)
Pendant les manifestations des Gilets jaunes, vous avez recensé sur Twitter les violences policières à la façon d’un lanceur d’alerte, puis publié un roman, Dernière Sommation (éd. Grasset). Pourquoi un film aujourd’hui ?
Le fil Twitter Allô place Beauvau a apporté un contrechamp à ce que diffusaient en continu les télévisions et a servi à interpeller les journalistes qui, d’après moi, ne faisaient pas le boulot. Le roman présente ma vision personnelle, intime de ces événements. Le film est une synthèse destinée à nourrir le débat et à engendrer une analyse collective. C’est pourquoi les intervenants sont issus d’univers très divers et je n’y apparais absolument pas.
Issues des réseaux sociaux, la plupart des images ont jusqu’ici été visionnées essentiellement sur les mobiles. Qu’apporte leur passage sur grand écran ?
Sur nos téléphones, on fait défiler les images puis… on les oublie. Je voulais qu’on s’y arrête, qu’on s’y attache, qu’elles soient gardées telles qu’elles ont été tournées ou saisies par leurs auteurs, vidéastes amateurs ou semi-pro. Si le son, souvent de mauvaise qualité pour cause de compression numérique, a beaucoup été travaillé, les images, elles, présentaient un réel intérêt cinématographique. La séquence de l’éborgnement de Jérôme Rodrigues, un des leaders Gilets jaunes, est incroyable : son téléphone tombe sur son ventre pile comme il faut pour filmer, dans un cadre parfait, la colonne et le Génie de la Bastille ! De même, le plan séquence du tabassage dans le Burger King est en fait un étonnant travelling, que n’ont jamais montré les télévisions.
Certaines images sont parfois à la limite du soutenable. Ne craignez-vous pas de rebuter les spectateurs ?
On aurait pu réaliser un film bien plus gore par des effets d’accumulation, de ralenti, de musique… On est le plus en retenue possible. Je comprends tout à fait que des gens baissent les yeux dans la salle. Mais ce qui est dur, ce ne sont pas les images, c’est la réalité. Et il faut la voir en face. Les violences policières ont été ignorées pendant près de quarante ans. L’indifférence et la cécité sont plus violentes que les images. (...)
Dans le film, les intervenants réagissent deux par deux – policiers, sociologues, journalistes, avocats, manifestants… – aux images des violences. Pourquoi ce dispositif ?
Pour instaurer le dialogue. Montrer qu’il reste encore un espace pour discuter dans ce pays, même quand les visions sont diamétralement opposées. Il ne s’agit pas de produire des clashs à la BFM ou CNews, mais de filmer l’émotion et la pensée. Si ce dialogue n’est plus possible, on risque de basculer dans la guerre civile, comme aux États-Unis, où en août un jeune suprémaciste de 17 ans a tué deux manifestants à coups de fusil-mitrailleur à Kenosha. (...)
“Il y a un continuum entre ce qui se passe depuis quarante ans dans les quartiers populaires et ce qui est arrivé aux Gilets jaunes.” (...)
Pourquoi n’y a-t-il aucun représentant du ministère de l’Intérieur ou de la préfecture de police ?
Ils n’ont pas voulu nous parler. C’est un manque de courage politique qui montre que l’institution n’est pas prête à dialoguer. Et aussi une marque de fébrilité. En off, les policiers sont pourtant les premiers à dire qu’il y a des problèmes. Mais dès qu’ils commencent à parler, à l’image du fonctionnaire rouennais qui a révélé le racisme de flics dans un groupe WhatsApp, ils sont ciblés comme des traîtres. (...)
À la télé, la violence a été atténuée. On a montré un croche-pied, un policier qui lance un pavé dans le vide, un autre qui donne une paire de gifles. Les vraies violences, on ne les a quasiment pas vues. Et quand c’était le cas, elles étaient floutées ou accompagnées de commentaires de syndicalistes policiers pour dire en gros « c’est bien fait pour eux ». (...)
Sur les plateaux télé, syndicalistes policiers et journalistes répètent que l’État « détient » le monopole de la violence légitime en tronquant la phrase de Weber. Il a écrit : « L’État revendique pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. » C’est très différent, ça appelle à la négociation, à la discussion sur la question de la légitimité. Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, l’a encore déformée il y a peu en déclarant « la police détient »… Et quand Emmanuel Macron prétend que « les termes violences policières et répression sont inacceptables dans un État de droit », il refuse tout débat. Il faut aussi livrer la bataille des mots. (...)
Que répondez-vous à ceux qui vous jugent « militant » ou « activiste » ?
Je réponds : parlons du travail. Où y a-t-il erreur ? J’ai toujours dit d’où je parlais, ce qui n’est pas le cas de mes détracteurs. Ce qui me gêne, ce n’est pas les gens engagés, ce sont ceux qui masquent leur engagement. Un pays qui se tient sage est un contre-récit. Je ne prétends pas que ce soit le seul valable, mais, en face, les chaînes d’information servent un discours univoque en répétant, comme Margaret Thatcher : « Il n’y a pas d’alternative. » Mais si !