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le Monde Diplomatique
De l’information au piège à clics
Article mis en ligne le 31 octobre 2017

La grande crise de la presse ouverte dans les années 2010 s’achève, du moins sur le plan économique. D’un côté, les groupes traditionnels qui ont misé sur l’information payante en ligne et les abonnements renouent avec les bénéfices. De l’autre ont émergé des dizaines de sites d’info-divertissement entièrement dépendants de la publicité — et donc du nombre de pages vues.

Usiner en quelques minutes des articles insolites sur le dernier sujet qui agite les réseaux sociaux, y glisser des références flatteuses aux annonceurs publicitaires, saupoudrer l’ensemble de vidéos amusantes qui feront le tour d’Internet : la recette a porté à des sommets l’audience des sites d’info-divertissement Melty, Konbini ou encore BuzzFeed. La presse traditionnelle porte sur ces jeunes concurrents un regard ambivalent fait de mépris pour un journalisme ouvertement bâclé et de fascination pour le nombre de visites qu’il génère (...)

derrière les décors acidulés se cache un univers de forçats. Melty fonctionne en partie grâce au « contenu » fourni par des autoentrepreneurs payés en fonction du nombre de clics qu’a généré l’article : 4 euros au minimum, et un maximum de 30 euros quand le texte atteint les dix mille vues en vingt-quatre heures. Ce système, qui rappelle celui des cueilleurs saisonniers payés au kilo, résume bien la vision du fondateur du groupe : « Je trouve ça tellement dommage que les salariés n’arrivent pas à se dire parfois que leurs acquis sociaux ne sont plus compétitifs par rapport au marché (2) », confiait M. Malsch au journaliste William Réjault en 2015. « Certains pigistes autoentrepreneurs dont c’était l’unique revenu travaillaient tout le temps. Ce qui marchait le mieux chez Melty, c’était les séries américaines, donc en horaires décalés. Beaucoup de free-lances commençaient dès 5 heures du matin », détaille l’ancien rédacteur en chef adjoint. Pour arrondir leurs fins de mois, les rédacteurs permanents avaient la possibilité d’écrire en dehors de leurs heures de travail, chaque article étant rémunéré 10 euros sous la forme d’une prime exceptionnelle, pour échapper aux cotisations sociales (...)

Selon le collectif Génération précaire, l’entreprise faisait appel en 2014, « en plus de ses soixante-douze salariés, à soixante free-lances en autoentreprise et à trente stagiaires (3) ».

L’algorithme rédacteur en chef

Entre site de divertissement et agence de communication, Konbini prend également ses aises avec le code du travail en recourant largement aux autoentrepreneurs, obligés de travailler à la rédaction avec leur propre matériel. (...)

Ces sites ont pour spécialité la production industrielle à bas coût de contenus destinés aux jeunes. Melty est à l’information et à la culture ce que McDonald’s est à la gastronomie. Son choix d’abreuver les 12-25 ans d’articles sur Justin Bieber, Game of Thrones ou Beyoncé n’a rien de neutre : il s’agit de créer un environnement rédactionnel positif pour porter le message des annonceurs. Ces derniers paient non pas pour afficher un bandeau à côté des articles, mais pour figurer au cœur du texte lui-même.(...)

Pour mieux convaincre, la publicité prend l’apparence de l’information. Ce financement du contenu éditorial par les marques se nomme publicité native (native advertising). Il signe l’esprit de l’époque. (...)

la course au clic oriente jusqu’au choix des sujets. Le véritable rédacteur en chef de Melty est un algorithme nommé Shape qui analyse les habitudes des lecteurs (thèmes de conversation sur les réseaux sociaux, recherches Google et tendances sur Twitter) afin de définir les sujets susceptibles de générer le plus d’intérêt. (...)

Depuis, le groupe a développé de nouveaux outils internes, non plus pour détecter les tendances, mais pour les imposer. L’idée est de poser des lignes et de voir à quels appâts mordent les lecteurs.

Pour maintenir les audiences, les rédacteurs inondent le Web d’articles calibrés pour optimiser le référencement sur Google — notamment en répétant sans cesse le mot-clé. (...)

les responsables éditoriaux perçoivent la rigueur comme une perte de temps. Un ancien rédacteur en chef d’une édition de Konbini dont le siège se trouve à l’étranger (l’entreprise est présente à Londres, New York, Mexico et Lagos) explique : « Un jour, on nous a dit : “il faudrait maintenant que vous pensiez à trouver un moyen de mettre votre éthique journalistique de côté.” »

Sur ces sites aux audiences stellaires, le lecteur est une cible marketing plutôt qu’une personne à informer. (...)

Aux yeux des industriels, ces réclames déguisées en articles ou reportages présentent l’avantage de contourner les bloqueurs de publicité. (...)

Lancé en 2006 aux États-Unis et en 2013 en France, le site BuzzFeed ne vit également que grâce à la publicité et au contenu sponsorisé. Mais, contrairement à ses concurrents, l’entreprise tâche de maintenir une frontière entre le service commercial (installé à Londres), le divertissement et l’information (installés en France). Si la version américaine s’est distinguée par des affaires de plagiat puis par la publication début janvier 2017 d’un document non vérifié contenant des allégations scabreuses sur les activités de M. Donald Trump en Russie, l’édition française s’efforce de mettre l’accent sur le journalisme. Recrutée en 2015, la rédactrice en chef est passée par Slate et L’Express. L’équipe compte quatre personnes à temps plein au service divertissement et sept journalistes au service information. Au sein de ce dernier, David Perrotin se réjouit de disposer de temps : pendant la campagne des législatives en France, explique-t-il, « on s’est dit : “On va fouiller les profils des 525 candidats investis par le Front national.” C’est ce qui m’a attiré chez BuzzFeed : avoir les moyens d’enquêter ». Contrairement à Konbini et à Melty, BuzzFeed est régi par la convention collective des journalistes. Mais, si ses coulisses reflètent le travail d’une rédaction classique, le site ressemble à un bric-à-brac de potins racoleurs, de listes aux accents baroques (« 23 trucs normaux en Belgique mais qui paraissent super bizarres aux yeux des Français », 27 juin 2017) et de rubriques aux noms qui laissent songeurs les non-initiés : OMG (oh my God, « oh mon Dieu »), LOL (laughing out loud, « mort de rire »), Cute (« mignon »), WTF (what the fuck, « c’est quoi ce bordel »)...

Difficile de discerner la moindre ligne éditoriale ou hiérarchisation de l’information. (...)

À la différence de celui de la presse traditionnelle, le trafic de BuzzFeed provient essentiellement des réseaux sociaux. Cette dépendance à l’égard des géants de la Silicon Valley et de leurs algorithmes de référencement, qui concerne également MinuteBuzz, Melty et Konbini, dessine à ces médias un avenir en pointillé. En 2011, le moteur de recherche Google a modifié son algorithme pour faire plonger vers le bas du classement les articles de type « piège à clics » qui parasitaient souvent la tête de liste (6). Plusieurs « fermes de contenus » qui, déjà, débitaient en rafales ces textes dénués de fond ont dû changer de stratégie.