Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Reporterre
De la sobriété imposée à la sobriété choisie
Bruno Villalba est professeur de science politique à AgroParisTech, l’Institut des sciences et industries du vivant et de l’environnement.
Article mis en ligne le 13 mars 2016
dernière modification le 8 mars 2016

Face à l’inévitable diminution des ressources, la sobriété énergétique est la voie de l’avenir. Mais pour les personnes en précarité énergétique, elle est déjà une réalité. Des chercheurs ont analysé cette situation paradoxale, qui met en question la justice sociale.

Pourquoi l’enjeu de la sobriété énergétique n’est-il pas plus présent dans le débat public ? De nombreux discours se saisissent de cette dimension. Mais cette saisine consiste davantage en des stratégies d’euphémisation de la portée critique de la sobriété. La sobriété énergétique est souvent confondue avec l’efficacité énergétique : une autre manière de prolonger l’idéal de l’ébriété énergétique, dès lors que nous serions plus précautionneux dans son utilisation.

Nous avons tenté, lors d’une recherche réalisée dans le cadre d’un programme financé par le conseil régional du Nord-Pas-de-Calais et par l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie), d’interroger les conditions de production et d’usage de cette notion [1]. Il s’agissait de comprendre comment la sobriété énergétique était déjà vécue comme une réalité non-négociée pour certains acteurs disqualifiés socialement. Le constat de cette relégation énergétique pourrait conduire à une revendication classique de rattrapage énergétique : produire les conditions pour que les précaires énergétiques puissent réintégrer la communauté de l’abondance énergétique.

Une situation nécessaire pour faire face aux limites écologiques (...)

L’énergie n’est pas simplement une question de techniques, de moyens de productions. Les dimensions socio-techniques ne peuvent pas être minimisées ; l’usage énergétique s’insère dans un tissu de relations sociales et il participe à l’accentuation des déséquilibres et des inégalités de ce tissu. Mais elle peut aussi participer à son rééquilibrage.

Nous avons décidé de traiter de la question de la sobriété énergétique au regard de ce qu’elle révèle sur la mise à distance entre la consommation d’énergie et ses impacts sur l’environnement (...)

aucun des précaires rencontrés n’a choisi de diminuer sa consommation d’énergie. Cette réduction leur est imposée par les aléas de l’existence. Et tous la vivent comme une situation de manque. Le nœud de notre travail réalisé avec les associations et les précaires (entre 2010 et 2013) était de comprendre comment cette dimension de la sobriété était mise en débat, par quelles modalités cette situation était, non pas acceptée, mais intégrée dans les relations sociales. Quels registres, quels répertoires étaient utilisés pour donner sens à l’individu, lui maintenir une cohérence sociale, indépendamment et malgré ce manque ?

Le manque fait apparaître le soubassement énergétique de notre société (...)

il y a un rapport étroit entre l’individu et l’absence d’accès à l’énergie. Cette insuffisance est vécue comme une relation quotidienne, multidimensionnelle (chauffage, hygiène, alimentation, mobilité…). Le manque fait apparaître le soubassement énergétique de notre société, que nous avons dissimulé par l’instantanéité de la consommation énergétique. En ce sens, le manque révèle la multiplicité des actions sociales et des liens que nous pouvons entreprendre et planifier grâce à cet usage de l’énergie.

Au sein des associations rencontrées – surtout issues des réseaux de l’action sociale et certaines confessionnelles –, le manque est loin d’être une question taboue. Si elles luttent toutes pour une meilleure inscription des précaires dans l’espace social, elles travaillent principalement sur la reconnaissance du sujet. Être au-delà du manque : être reconnu et se constituer une singularité malgré l’absence.
La dépendance à la consommation d’énergie (...)

objectif n’est pas ici de définir un statut du sujet à partir de sa capacité d’accéder à une consommation énergétique normale (à satiété, constamment), mais bel et bien de participer à une émancipation du sujet au regard de sa dépendance à la consommation. Cela participe pleinement à cette recherche de la reconnaissance du sujet, indépendamment des attributs sociaux qui sont censés le définir (ébriété énergétique, hédonisme matérialiste…).

La sobriété est bien sûr associée à une vision de la modération – c’est le volet le plus religieux de ce dialogue. Mais elle permet d’interroger les conditions de l’élaboration d’un statut social du sujet. La négociation ainsi construite permet d’insérer l’individu dans un espace social qui lui offre de nouvelles justifications à son existence. La sobriété devient une condition de reformulation de la place des individus. Il s’agit d’une manière de valoriser la recherche de l’autonomie du sujet, qui est au cœur du projet de l’écologie politique (d’Illich à Gorz). (...)

Interroger les conditions de l’équité de l’accès à l’énergie

La mise en débat construit ainsi un autre imaginaire de l’énergie, en lui conférant un sens élargi : le manque permet aussi d’interroger ce qui est vraiment essentiel dans une relation sociale et ce qu’il révèle de notre relation profonde avec les limites environnementales. La sobriété participe ainsi à cette recherche d’une finalité de notre modèle de société.

Au total, nous ne pourrons pas construire une société de la sobriété énergétique sans profondément interroger les conditions de l’équité de l’accès à l’énergie (...)