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De quel droit me nassez-vous ?
Article mis en ligne le 14 mai 2019

Lors des manifestations, il devient fréquent d’être nassé-e par les forces de l’ordre qui n’hésitent pas à fractionner les cortèges. Cette pratique est illégale en France et pourtant elle devient pratique courante. En ces temps d’élections européennes, si l’on se souvenait de la Convention européenne des droits de l’Homme...

A l’origine du repli des manifestants dans l’enceinte de La Salpêtrière le 1er mai dernier, une manœuvre des forces de l’ordre sur le boulevard de l’Hôpital visant à « nasser » une partie de cortège, puis à noyer la nasse sous les gaz lacrymogènes.

Il s’est ensuivi l’émoi ministériel et médiatique que l’on sait au sujet d’une « attaque » ou d’une intrusion dite « violente » dans l’hôpital, une série de gardes à vue pour un peu plus d’une trentaine de manifestants dans des conditions indignes… puis l’abandon des poursuites par le parquet.

On sait aujourd’hui que cet épisode n’est que la réitération de la volonté du ministre de l’Intérieur, mais aussi de tout le gouvernement d’Édouard Philippe et du président de la République lui-même, de discréditer le mouvement social dans son ensemble, gilets jaunes et syndicats.
(...) Cette pratique de la nasse n’est pas nouvelle, elle est apparue en France en 2006, lors des mobilisations contre le CPE (« Maintien de l’ordre », David Dufresne, éd. Pluriel, p. 211).

Le « kettling » vient du Royaume-Uni où la police l’a utilisé notamment au début des années 2000 contre les mouvements sociaux. La nasse pose bien évidemment la question de savoir si l’entrave apportée par la police à la liberté de manifester et à la liberté de circuler est justifiée. Faut-il rappeler que ce sont des droits fondamentaux particulièrement protégés en démocratie ? Ou autrement dit, que l’on peut mesurer la qualité démocratique d’un État à son empressement à respecter les droits fondamentaux des personnes ?

Une première décision de la CEDH

Les manifestants britanniques ont saisi les juridictions de leur pays qui n’ont pas fait droit aux plaignants, puis ils ont présenté une requête devant la Cour européenne des droits de l’Homme qui a rendu sa décision en 2012 (Austin et autres c. Royaume-Uni, n° 39692 /09, 40713 /09 et 41008:09, arrêt du 15 mars 2102). Sans rendre justice aux plaignants, la Grande Chambre de la CEDH a précisé à quelles conditions le recours à la nasse était possible dans le cadre du maintien de l’ordre. Les juges devaient apprécier la pratique du « kettling », qui consiste à retenir un groupe de personnes pour des motifs d’ordre public, à l’aune de l’article 5-1 de la Convention européenne des droits de l’Homme.

L’article 5-1 concerne le droit à la liberté et à la sûreté. Il restreint les privations de liberté dans un État démocratique à des hypothèses où une instance judiciaire s’est prononcée ou a été saisie selon une procédure permettant à la personne de faire valoir ses droits. C’est dans ce cadre que la Grande Chambre a d’abord relevé qu’« entre une privation de liberté et une restriction de liberté, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence ». Elle expose ensuite que le contexte dans lequel s’insère la mesure est important et déclare : « Sous réserve qu’elles soient le résultat inévitable de circonstances échappant au contrôle des autorités, qu’elles soient nécessaires pour prévenir un risque réel d’atteintes graves aux personnes et aux biens et qu’elles soient limitées au minimum requis à cette fin, des restrictions à la liberté aussi courantes ne peuvent à bon droit être regardées comme des « privations de liberté au sens de l’article 5-1 » de la CEDH.

Trois conditions donc – des circonstances échappant au contrôle des autorités, nécessité pour prévenir un risque réel d’atteintes graves aux personnes et aux biens, limitation au minimum requis à cette fin – doivent être caractérisées pour savoir si oui ou non la nasse contrevient à l’article 5-1. (...)

Les commentateurs de l’arrêt à l’occasion de sa publication au bulletin de la Cour européenne des droits de l’Homme insistèrent sur la considération suivante : « Les autorités nationales doivent se garder d’avoir recours à des mesures de contrôle des foules afin, directement ou indirectement, d’étouffer ou de décourager des mouvements de protestation. Si la mise en place et le maintien du cordon par la police n’avaient pas été nécessaires pour prévenir des atteintes graves aux personnes ou aux biens, la meure aurait été d’un genre différent et sa nature coercitive et restrictive aurait pu suffire à la faire tomber sous le coup de l’article 5-1. »

Autant dire que si la nasse peut faire partie des pratiques de maintien de l’ordre, elle doit concourir à celui-ci et ne comporter aucune violence ou exaction des forces de l’ordre. Nasser, oui ! Mais noyer sous les lacrymogènes des personnes immobilisées n’entre pas dans les pratiques admises par la haute juridiction. (...)

Curieusement, les seules alertes émises sur la commission potentielle de violences, relayées par certaines chaînes télévisées, l’ont été par le... ministre de l’Intérieur lui-même qui affirmait que des « blacks blocs » avaient l’intention de déferler sur la capitale.

Lors de la nasse réalisée en fin d’après-midi sur le boulevard de l’Hôpital, selon des données d’information accessibles à une simple citoyenne comme l’auteure de ces lignes, rien ne semblait justifier le recours à ce dispositif. (...)

La nasse est un procédé illégal en France

Enfin, il importe de relever que, si le Royaume-Uni n’a pas signé le protocole n° 4 annexé à la Convention européenne des droits de l’Homme, la République française, elle, l’a signé. Son article 2 qui concerne la liberté de circulation et les restrictions qui peuvent y être apportées s’applique aux gouvernements français depuis... 1963. La nasse en ce qu’elle restreint la liberté de circulation doit être prévue par la loi, c’est-à-dire un texte voté par le Parlement dans le cadre du débat démocratique instauré par la Constitution.

En France, le recours à la nasse est donc une pratique illégale au regard des textes internationaux signés et ratifiés par la France. Le Défenseur des droits, dans un excellent rapport sur le maintien de l’ordre rendu public en 2017 (disponible gratuitement sur le site du Défenseur des droits) souligne, entre autres, ce défaut de base légale (p. 41).

Il faut se réjouir de la détermination des 34 manifestants de la Salpêtrière qui, rassemblés dans un collectif, ont décidé de riposter judiciairement après le traitement qui leur a été infligé. (...)

Les citoyens ont des droits. Ils ne sont pas des « riens ». Il serait heureux qu’en ces temps d’élections européennes, les plus hautes responsabilités politiques du pays se souviennent que la Convention européenne des droits de l’Homme leur a fait des obligations... de ne pas faire n’importe quoi !