
La pandémie aurait pu être une métaphore de ce que Gilles Deleuze appelle la « société de contrôle ». En advenant bel et bien, elle nous enjoint de relire et d’essayer de comprendre le passage entre la société disciplinaire de Foucault et la société de contrôle, telle que la décrit Deleuze.
A la décharge de Foucault, il avait lui-même annoncé cette transition, expliquant ceci en 1978 (Dits et Ecrits, III) :
Ces dernières années, la société a changé et les individus aussi ; ils sont de plus en plus divers, différents et indépendants. Il y a de plus en plus de gens qui ne sont pas astreints à la discipline, si bien que nous sommes obligés de penser le développement d’une société sans discipline. La classe dirigeante est toujours imprégnée de l’ancienne technique. Mais il est évident que nous devons nous séparer dans l’avenir de la société de discipline d’aujourd’hui.
Deleuze prend à son tour acte de la crise de la société disciplinaire, dans le premier numéro de L’Autre journal, daté de mai 1990. Il rappelle que les sociétés disciplinaires procèdent de grands ensembles, rendus visibles par l’architecture : écoles ou internats, prisons, hôpitaux, casernes, usines… Un quadrillage réglé dans l’espace et le temps – hérité de la gestion des grandes épidémies de peste – permettait à ces structures de surveiller les individus.
(...) Le virus est la figure par excellence du flux, celui qui menace la société de contrôle parce qu’il en révèle la nature et le fonctionnement. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce qui inquiète l’informatisation généralisée s’appelle un virus.
Fonctionnement par projets
L’économie capitaliste s’en trouve elle aussi modifiée : celle du XIXe et du XXe siècle était de production, fondée sur la propriété. Celle du XXIe siècle relègue la production dans les périphéries et lui préfère les services : « Ce n’est plus un capitalisme pour la production, mais pour le produit, c’est-à-dire pour la vente ou pour le marché », écrit Deleuze. Les institutions ne se rattachent plus à une figure centrale ou verticale, qu’elle soit l’État ou une puissance privée, elles sont désormais démantelées par des « gestionnaires » sur le modèle de l’entreprise. (...)
La description d’un tel modèle porte en elle une charge critique évidente. Mais Deleuze ne cherche pas à hiérarchiser les différents modèles de société. Mettre au jour les modes de fonctionnement de la société de contrôle se veut le préalable à une réflexion sur les formes de résistances possibles. Il s’agit aujourd’hui de trouver l’antidote au virus. Un vaccin n’y suffira peut-être pas.