
Dans un article publié dans la Vie des Idées, le sociologue Pierre Mazet dresse un constat stimulant, sévère et argumenté des effets d’exclusion que produit la dématérialisation de la relation administrative.
L’apport de cet article ne réside pas dans le recueil de faits ou d’observations (il s’appuie d’ailleurs largement sur les travaux la mission société numérique, le Baromètre Numérique, le rapport Capacity ou les rapports du défenseur des droits) mais dans d’analyse qu’il propose d’une exigence de connectivité qui pèse, en premier lieu, sur les publics les plus fragiles : il avance, notamment, une distinction entre exclusion numérique et exclusion par le numérique (comme résultante de normes implicites de la dématérialisation qui empêchent les individus d’exercer leurs droits). Et formule aussi, en conclusion, une inquiétude face à des démarches d’inclusion numérique qui ne s’attaqueraient « aux inégalités sociales structurant les inégalités numériques » .
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La connectivité étant en passe de devenir « une condition sine qua non de l’accès aux démarches administratives », Pierre Mazet procède à une relecture des travaux relatifs aux publics « non autonomes numériquement ». (...)
« Statistiquement, le profil des personnes en « difficultés numériques » est clairement établi. Toutes les études indiquent une corrélation forte entre usages du numérique et âge, niveau de diplôme et niveau de ressources : les non connectés sont plus âgés, moins diplômés et ont moins de ressources financières que les connectés ; cela demeure vrai pour les « distants » du numérique ».
On ne possède, en revanche, « aucun chiffrage permettant de rapporter le degré d’autonomie numérique aux démarches en ligne que doivent effectuer les publics décrits ».
En la matière, les études « ne tiennent pas compte de ce qui se présente dorénavant comme une obligation de connectivité et n’envisagent pas les effets différenciés de la non connexion selon les situations concrètes des individus ; elles demeurent autrement dit le plus souvent aveugles sur le plan de la mesure des effets, et rendent incertaine toute projection fiable et réaliste des impacts d’une généralisation de la dématérialisation des démarches – et partant de l’ampleur des mesures à mettre en place pour y remédier et accompagner les publics (…) C’est en effet une constante de l’annonce de simplification administrative que d’éluder les exigences portées par la dématérialisation ».
Ces exigences sont financières et matérielles (connexion, équipement) mais aussi cognitives et culturelles (...)
Qui plus est, « le numérique administratif emporte des exigences propres qui le distingue radicalement des autres usages en ligne (loisir, ludiques, commerciaux, d’information). D’une part, parce qu’il est avant tout administratif : il suppose par conséquent un minimum d’autonomie administrative afin de se repérer dans l’univers et le langage administratifs ; d’autre part, parce que les effets d’une mauvaise manipulation sont sans commune mesure avec les autres usages en ligne : une erreur peut avoir des conséquences dramatiques en termes de suspension de droits, souvent indispensables à l’équilibre financier des ménages précaires dépendant du versement des prestations ».
« Une exclusion par le numérique »
L’obligation administrative à se connecter s’avère ainsi « très inégale entre les individus : une personne bénéficiaire de droits sociaux soumis à déclaration de ressources trimestrialisées a mécaniquement davantage l’obligation de se connecter qu’une personne ne percevant pas de prestations sociales ». On retrouve ici la fameuse double peine déjà décrite par le Credoc en 2016, et dénoncée, régulièrement, par de nombreuses associations et par le Défenseur des Droits. (...)
« Davantage que d’exclusion numérique, qui renverrait à un manque de compétences d’individus qui ne seraient pas à l’aise avec le numérique, cette inégale exposition à l’obligation de connexion conduit à parler d’exclusion par le numérique : ce sont prioritairement les normes implicites de la dématérialisation qui rendent ici les usagers incapables de demander leurs droits ».
Pierre Mazet propose ici un renversement : il invite à porter le regard « sur la production d’exclusions par les processus techniques » davantage « que sur les incapacités (numériques) des individus, qui les rendraient personnellement responsables du retrait de leurs droits ». (...)
Des effets d’incapacitation probablement sous-estimés
« On ne dispose pas aujourd’hui de chiffrages permettant d’objectiver l’impact de la dématérialisation sur le non-recours » ajoute Pierre Mazet. « Les retours de terrain sont en revanche tous convergents pour attester de l’ampleur du phénomène : agents de première ligne d’accueil, travailleurs sociaux ou bénévoles décrivent tous l’afflux de publics qui s’adressent à eux parce qu’ils ne savent pas faire avec le « numérique » …
Les recommandations pour une stratégie nationale pour un numérique inclusif en mai 2018 avaient identifié ces phénomènes de report des publics en difficulté avec le numérique auprès des Centres Communaux ou Intercommunaux d’Action Sociale, des mairies, des centres sociaux, voire même des médiathèques ou des bibliothèques.
Dans une enquête menée dans un quartier prioritaire de la politique de la Ville, des chercheurs, Gwenhaël Burgy, Vincent Dubois et Thierry Renaudier avaient qualifié « d’intermédiaires publics par débordement » ces acteurs publics de proximité qui viennent en aide aux personnes pour réaliser des démarches.
Ces acteurs et ces dispositifs d’inclusion numérique, ajoute Pierre Mazet « ont souvent en commun de recourir prioritairement à des acteurs non professionnels (associations de bénévoles et services civiques), de laisser relativement indéterminée la définition de l’autonomie visée (souvent réduite à la capacité à réaliser seuls les démarches administratives en ligne), sans engagement sur la pérennité des moyens mis en œuvre ».
Paradoxalement, conclut Pierre Mazet, « ces dispositifs de lutte contre les effets d’exclusion numérique dans le cadre de la dématérialisation risquent pourtant de passer à côté des enjeux de l’inclusion numérique. (…) Des formules expresses de médiation à un coup ne permettront donc ni aux individus d’acquérir des compétences numériques stables, ni aux organisations d’autonomiser leurs usagers, qui reviendront immanquablement demander de l’aide à la première modification de l’interface d’échange ».