Dans la région de Monastir, où sont cousus un tiers des vêtements made in Tunisia, les ouvrier·es ont payé le prix du brusque arrêt des exportations vers l’Europe. Comment la pandémie a-t-elle mis en lumière les défaillances du marché de la délocalisation ?
En mars 2020, au début de la première vague du Covid-19, la presse annonçait avec fierté qu’une centaine d’ouvrières s’enfermaient volontairement dans leur usine textile pour produire des masques. Entretemps, loin des caméras, le secteur textile, représentant plus de 20% des exportations tunisiennes, s’effondrait. (...)
Selon une étude d’impact réalisée par la Fédération tunisienne du textile et d’habillement (FTTH), les trois quarts des unités de production ont enregistré une baisse d’activité supérieure à 50%, causée essentiellement par l’absence de demande de la part du principal client du made in Tunisia : le marché européen. Les fermetures des magasins français, italiens, belges, allemands, britanniques ont eu des conséquences directes sur la main-d’œuvre tunisienne, entraînant une baisse des commandes des grandes marques aux usines qui travaillent avec des contrats de prestation de services. (...)
“Ils se débarrassent de nous quand ils veulent”
Avec le confinement général, les usines ne disposant pas d’une autorisation pour la production de dispositifs médicaux ont dû fermer leurs portes. (...)
D’autres se sont limités à réduire drastiquement leur personnel en poussant les ouvrier·es vers la sortie ou en optant pour un chômage technique. Dans la petite région de Monastir - où se concentrent un tiers des usines textiles du pays - ce sont les ouvrier·es les plus âgé·es qui ont payé le prix de la crise. (...)
“J’ai quitté l’usine au début de la première vague, ils m’ont forcé à le faire par tous les moyens. Il y a eu des sabotages, on m’a même accusé d’avoir volé des articles, alors je suis parti”, raconte Fouad, la quarantaine, anciennement chef d’atelier chez DemCo, l’un des grands groupes installés à Monastir qui embauche plus de 5000 ouvrier·es et travaille avec des grandes marques européennes comme Tommy Hilfiger, Pepe Jeans, Armani, Decathlon et beaucoup d’autres.
Ravagé par le diabète et par l’inhalation de produits chimiques utilisés pour le lavage et la teinture, Fouad s’est ainsi retrouvé sans aucun revenu en plein confinement, locataire, avec une famille à charge. (...)
Pendant toutes ces années à travailler, Fouad n’a jamais pu aspirer à la stabilité. Tous les quatre ans au plus tard, avant la fin de son CDD, l’entreprise mutait Fouad vers une autre usine, sous un nouveau contrat pour éviter de lui donner un contrat à durée indéterminée, comme l’oblige pourtant la loi à partir de la cinquième année de travail. Il est ainsi passé par huit établissements différents dépendant du même groupe, en restant soumis au même gérant sans jamais être embauché en CDI.
Selon le FTDES, 48% des entreprises de la région de Monastir opèrent depuis moins de cinq ans. L’âge moyen d’une usine ne dépasse pas les neuf ans car, à l’expiration d’une période de dix ans, les sociétés ne peuvent plus bénéficier des avantages fiscaux garantis par la loi sur l’investissement. Elles font alors en sorte de délocaliser à nouveau ou de réouvrir sous un autre nom. Les salarié·es, comme Fouad, en font les frais. (...)
Fouad est l’un des rares hommes qui travaillent dans le secteur. Plus de 85% de la main-d’œuvre est féminine. Ce sont tout de même principalement les hommes qui occupent les postes à responsabilité et gravissent les échelons de l’entreprise, tandis que les femmes occupent généralement les emplois en bas de l’échelle, peu importe les années d’expérience. (...)
Officiellement nous étions au chômage technique, mais ils venaient nous chercher avec des camionnettes, on voyageait entassées les unes sur les autres”.
"La plupart d’entre nous n’a pas pu dire non : c’était 20 dinars ou la faim. Celles qui ont accepté n’ont reçu que la moitié du montant promis".
Basma a refusé par peur de tomber malade, mais quand l’usine a rouvert ses portes, elle n’a pas été réembauchée. Finalement, elle a été contaminée par son mari, employé dans l’emballage des vêtements à l’export, qui a continué à travailler en cachette, à salaire réduit, malgré les restrictions imposées par le gouvernement. (...)
Les grandes marques déresponsabilisées
La concentration d’une multitude de petites usines, souvent dépendantes des mêmes gérant·es, correspond à un choix précis d’organisation du travail qui exploite les ouvrier·es, ballotté·es d’un établissement à l’autre. (...)
Le système de la sous-traitance - la petite usine tunisienne n’étant qu’un client répondant aux appels d’offres des grandes marques - permet aux multinationales de ne jamais apparaître comme les véritables responsables de la violation des droits des salarié·es. (...)
" Nous n’avons pas le temps d’ aller aux toilettes sinon on interrompt la chaîne de production. Nous sommes des machines”, explique Basma, qui s’est souvent retrouvée à coudre dans un garage “sans enseigne ni fenêtres".
Les seules fois où elle a pu voir les vêtements prêts à être envoyés vers les boutiques européennes, c’est quand elle s’est occupée de l’étiquetage :
“Il y a des jeans vendus plus cher que mon salaire”. (...)
Les ouvrier·es à la merci de la délocalisation
La pandémie a ainsi mis en lumière les défaillances de la délocalisation du marché de la mode - moins de ventes au Nord, moins d’emplois au Sud - ainsi que les nombreuses violations des droits des ouvrier·es du textile. Mais le problème des licenciements abusifs est structurel. Les travailleur·ses sont souvent poussé·es vers la sortie lorsqu’ils et elles atteignent la quarantaine car moins “performant·es” par rapport aux jeunes, souvent à cause de maladies professionnelles. (...)
Avec 13 autres ouvrier·es licencié·es du jour au lendemain, 11 femmes et 2 hommes, Meriem a intégré la coopérative “Les mains solidaires”, fondée fin décembre 2020 et soutenue par les organisations FTDES, Avocats Sans Frontières (ASF) et IWatch, dans le but de garantir la réinsertion professionnelle des ouvrier·es du textile poussé·es à la sortie car trop âgé·es, malades ou moins rapides.
Depuis, Meriem peut travailler de chez elle. À l’entrée de sa maison située dans la ville ouvrière de Ksibet el-Mediouni, à dix kilomètres de Monastir, Meriem a installé la machine à coudre que les associations lui ont fourni. Les doigts recouverts de pansements, elle produit des chiffons de nettoyage distribués aux grands magasins tunisiens avec les autres membres de la coopérative.
Comme c’est le cas pour beaucoup de familles de la région, tou·tes les proches de Meriem travaillent dans les usines textiles à proximité. Des familles entières d’ouvrier·es risquaient de se retrouver sans revenu pendant le confinement général, ce qui a obligé certain·es à accepter de continuer à travailler au noir ou en cachette.
À peine rentrée de sa journée de travail, la soeur de Meriem, Rahma*, vingt ans d’usine, a du mal à marcher après neuf heures d’affilée assise sur une chaise, de 7h30 à 16h30 avec juste une demi-heure de pause au moment du déjeuner. (...)
Avant de pouvoir enlever son tablier vert, Rahma doit attendre plusieurs heures que ses doigts recommencent à bouger . “Un jour, mes mains sont devenues bleues. Je n’arrivais plus à travailler. On m’a donné une permission pour aller chez le médecin du travail, mais il ne m’a pas donné d’arrêt”, raconte-t-elle en montrant ses mains qui ont cousu des vêtements Zara, Trussardi, Levi’s, Stradivarius, Guess, Promod, Adidas et beaucoup d’autres. (...)
“C’est l’obsession du rendement” (...)