
Résumé des épisodes précédents : le 24 décembre, vingt-huit danseuses du corps de ballet de l’Opéra de Paris dansent un extrait du Lac des cygnes sur le parvis de Garnier devant une foule enthousiaste, en expression de leur participation au mouvement de grève contre la loi sur les retraites. Quelques semaines plus tard, dans un article du Monde, ça donne ça :
On ne voit jamais si bien la part du complotisme des dominants transpirer dans leurs bruyantes croisades anticomplotistes, part à la fois projetée, inversée, et déniée, qu’à leur propension à ressaisir toute l’histoire de la contestation sous l’espèce des menées occultes de quelques agitateurs tireurs de ficelle. On se souvient que pendant un acte des « gilets jaunes », LCI avait suggéré avec sa finesse coutumière que, Julien Coupat interpellé, le mouvement entier, dont il ne pouvait qu’être la tête à la fois clandestine et sine qua non, devait « nécessairement » s’effondrer. Merveille de la pensée politique du journalisme de préfecture, voué à importer toutes les tournures paranoïaques de leurs fournisseurs exclusifs d’informations.
Envisageant des machinations de moins grande envergure et sur un autre terrain, Ariane Chemin n’est cependant pas peu fière de porter au jour une autre de ces manipulations de l’ombre sans lesquelles le pays vivrait si tranquille : j’aurais fomenté un complot culturel en « pouss[ant] les petits rats de l’Opéra à monter un ballet-surprise contre la réforme des retraites ». À lire Ariane Chemin on n’est pas loin de penser que j’ai moi-même choisi le Lac des cygnes. Si elle m’avait contacté, elle aurait appris que j’ai fait également la chorégraphie. J’envisageais d’ailleurs de passer incognito le tutu (je suis assez mince et porte plutôt bien le diadème) pour être très au cœur de l’action, mais patatras : sciatique la veille, mes arabesques s’en ressentent. (...)
Dans le monde imaginaire du journalisme de têtes, qui ne connaît que les présidents et les premiers ministres, auxquels il s’identifie fantasmatiquement, on cherche toujours à tout prix un équivalent fonctionnel de « tête » en toute occasion et en tout domaine. Et s’il n’y en a pas, qu’à cela ne tienne, on en inventera une – puisqu’il est bien entendu qu’il en faut une, et que le monde n’a jamais marché sans. Misère du journalisme politique dégénéré, à l’intersection du potin et du complotisme-des-coulisses. (...)
L’article « petits rats » a donc une portée métonymique : il nous invite à penser qu’il en va de ces danseuses comme des opposants à la démolition des retraites, comme des « gilets jaunes », comme de tous les contestataires en général, et comme, en définitive, du peuple dans sa globalité : pour cette raison somme toute logique qu’ils ne sont pas des « têtes », ils ont besoin de « têtes ». Tous sont voués à ne jamais sortir de leur condition de minorité. Masses informes, inertes et enfantines, les mineurs sont faits pour être conduits. Et éduqués. C’est d’ailleurs pourquoi le néolibéralisme, en tous ses organes, est une pédagogie. Il n’en finit pas de « faire de la pédagogie », et même de faire « la pédagogie », tout court — des réformes, de l’avenir, des transformations du monde… On n’a jamais assez expliqué — et pour cause : « ils » n’en finissent jamais de comprendre (dans certains sous-cercles des cercles, on doit même être assez près de penser qu’« ils » ne commencent jamais vraiment). (...)
Qui ne font pas qu’expliquer : mais expliquent droitement. C’est très important.(...)