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La vie des idées
Des villes vendues en bourse
Sai Balakrishnan, Shareholder Cities. Land Transformations Along Urban Corridors in India. Penn Press, 2019, 256 p.
Article mis en ligne le 24 août 2020

En Inde, la croissance urbaine est si rapide qu’en quelques années des villes jaillissent sur des zones agricoles. Pour convaincre les paysans de céder leurs terres, les promoteurs les associent à l’actionnariat de leurs entreprises. Ce modèle inédit d’urbanisation met en péril la démocratie locale.

Imaginez une ville nouvelle qui jaillirait soudainement de champs de canne à sucre, au cœur de l’Inde. Avec son architecture de vague inspiration singapourienne ou méditerranéenne, cette cité de haut-standing serait entièrement conceptualisée, construite et gérée par une entreprise privée. Les cultivateurs, propriétaires originels des terres cédées à la ville, seraient eux transformés en partenaires à part entière, et même en actionnaires (shareholders), leur permettant de brasser une rente à long-terme sur les bénéfices de cette opération immobilière lucrative.

C’est ce que propose le projet de « ville-actionnaire » (shareholders city), un modèle qui demeure encore expérimental et très minoritaire mais qui représente cependant un des nouveaux avatars de l’urbanisation de l’Inde contemporaine et qu’il convient donc, à ce titre, d’observer avec attention. C’est précisément le thème qu’aborde l’urbaniste indienne Sai Balakrishnan (Harvard) dans son dernier ouvrage, Shareholder Cities. (...)

Corridors économiques, villes-villages et libéralisation

Sai Balakrishnan s’intéresse à une géographie particulière : celle des corridors économiques, ces langues urbaines géantes planifiées le long d’axes routiers flambants neufs dans le but d’accélérer l’industrialisation du pays. Impulsés par l’État et portés par des investissements privés, cinq projets de corridors géants sont actuellement à l’étude ou en cours de construction à travers l’Inde. (...)

Les zones industrielles ainsi créées engendrent de nouveaux besoins en matière de logement et de services, obligeant la conversion massive de terres agricoles en espaces urbains. (...)

Le modèle de ville-actionnaire : une solution aux conflits fonciers ?

Du point de vue des investisseurs, le refus de certains propriétaires de céder leurs terrains constitue un risque majeur. Pour désamorcer les conflits, certains promoteurs ont mis au point un système alternatif : au lieu de recevoir une somme brute pour leurs terres, les propriétaires se voient offrir des actions dans l’entreprise immobilière créée pour l’occasion. Ainsi, les cultivateurs renoncent à leurs activités agricoles, mais ils ont l’opportunité de recevoir des dividendes sur les transactions immobilières à venir. Ce système permettrait, selon ses concepteurs, de partager au mieux les profits de l’opération avec les populations autochtones. (...)

La ville-actionnaire de Magarpatta City ou la reproduction des structures de pouvoir

À Magarpatta, fief de la filière du sucre de canne, la ville-actionnaire s’est mise en place en douceur. Les riches propriétaires terriens de cette commune sont tous issus de la caste des Maratha, qui n’est pas la plus élevée en termes de pureté rituelle mais qui est néanmoins considérée comme « dominante » dans l’État du Maharashtra (p. 47). En plus de jouir d’un accès historique à la propriété foncière, les Maratha ont toujours bénéficié d’une influence majeure sur l’assemblée législative de l’État grâce à leur poids électoral. Cela permit notamment aux districts à forte population Maratha, comme Magarpatta, de siphonner les travaux d’irrigation financés à l’époque de la révolution verte des années 1980 (...)

Ce sont ces mêmes réseaux politiques privilégiés qui permirent au promoteur de Magarpatta, lui-même Maratha, d’obtenir une autorisation exceptionnelle pour transformer de très fertiles champs de canne à sucre en résidences de luxe. Grâce aux liens de caste, le promoteur parvint également à convaincre les 120 propriétaires Maratha de la coopérative sucrière d’abandonner leurs activités agricoles pour se lancer dans l’immobilier et vivre de leurs rentes. Ces décisions furent prises à l’amiable, sans même convoquer l’assemblée du village, la gram sabha.
La ville-actionnaire de Lavasa ou l’étouffement de l’opposition (...)

La ville-actionnaire de Khed City ou l’exercice partiel de la démocratie

À Khed, les promoteurs firent face à plus de résistance de la part des propriétaires-cultivateurs Maratha. Ces derniers ne s’opposèrent pas à l’idée de céder leurs terres, mais ils considèrent insuffisante la première offre d’achat par l’entreprise privée Bharat Forge. Leur résistance collective fut virulente et attira même l’attention des médias nationaux (p. 128). Le promoteur fut contraint de négocier et l’assemblée de village, la gram sabha, fut convoquée pour l’occasion.

C’est donc dans l’arène de l’assemblée de village que fut validé le principe de transformer les propriétaires terriens en actionnaires ainsi que la distribution des actions entre les différentes parties prenantes, à savoir 15 % pour les propriétaires terriens, 34 % pour l’État et 51 % pour l’entreprise Bharat Forge.

L’assemblée du village, donna également l’occasion aux Thakkar, une communauté tribale sans-terre autant marginalisée que les Mulshi de Lavasa, d’exprimer leurs demandes. Les Thakkar obtinrent une compensation financière réévaluée, la construction de nouveaux logements, la promesse d’être raccordée au réseau de distribution d’eau et l’accès aux écoles pour leurs enfants. (...)

Une économie galvaudée et une démocratie érodée ?

Selon Sai Balakrishnan, d’un point de vue économique, la ville-actionnaire ne permet pas de remplir l’objectif premier des corridors industriels, à savoir stimuler la création d’emploi. (...)

Surtout, avance Sai Balakrishnan, l’intrusion d’entreprises privées dans la planification et la gestion des villes constitue un danger pour la démocratie. En effet, l’actionnariat promis aux propriétaires délogés n’est qu’une illusion d’inclusivité, un ersatz de justice sociale, puisque les communautés dénuées de terres en sont écartées, « réduites au silence » (...)

Le rôle imparfaitement salvateur des assemblées de village

La chercheuse conserve cependant un certain optimiste quant au rôle des assemblées de village, les gram sabhas, qui ont le potentiel de jouer le rôle de « contremouvement » face à la nature ultra-libérale des villes-actionnaires (...)

Il ne s’agit bien sûr pas d’une recette miracle : les gram sabhas peuvent parfois être lentes, manipulées ou incapables de déboucher sur un accord convenable pour tous. Cependant, elles ont un avantage unique, celui de permettre la pratique du « takleef dena », c’est-à-dire « donner du fil à retorde » aux dominants, dirigeants et promoteurs ce qui, selon Sai Balakrishnan, devrait constituer la fondation d’une démocratie saine (p. 168).
Le futur des villes-actionnaires

Sai Balakrishnan jette sur les villes-actionnaires un regard critique bienvenu à une époque où la privatisation des villes indiennes est de plus en plus banalisée. (...)