
C’est un livre émouvant et même dérangeant. Il dit que tout ce qui ne tue pas le capitalisme l’a rendu plus fort (pour le meilleur et pour le pire), que tout ce qui ne tue pas la narratrice l’a rendue plus forte, qu’il faut tuer une part de soi-même pour survivre, tant dans des conditions extrêmes que dans la vie normale. Ce livre fluide et improbable, tressant d’une même voix des analyses économiques, des reportages et une relation biographique ultra-personnelle ne tue pas le lecteur mais le bouscule et le rend plus fort.
Un détroit c’est un passage étroit éventuellement dangereux. Quand on le passe on s’expose (la métaphore vaut aussi pour la montagne, on dit un passage exposé). Du risque de la vie au risque de l’écriture, Marianne Rubinstein a choisi de s’exposer, de créer une absence radicale de distance entre la narratrice et sa propre personne. « Madame Bovary c’est moi » disait Flaubert, mais justement Emma est une femme et Gustave un homme. « Je est un autre » disait Rimbaud mais ici « je » c’est moi-elle qui écris(t). C’est un outil littéraire qui surprend, avec, pense le lecteur au début du livre, les deux risques de voyeurisme et d’auto-apitoiement. Ils sont instantanément balayés par des va-et-vient exceptionnellement fluides entre les passages consacrés à l’économie (si, si), à la vie et à la survie de Detroit et à la chronique médicale et personnelle de la narratrice. (...)
Parler d’économie et de soi d’un même geste, c’est possible, c’est ce qui est fait ici, en passant par des destins personnels entrecroisés et par l’art et le croisement des références, par exemple de Ravel à Piketty. Le texte est entre violence et malice, se commentant en disant que la fixité c’est la mort, percutant l’angoisse par l’humour souvent jaune et changeant de plan dès que pourrait s’installer une lourdeur démonstrative. Pas très scientifique tout cela dira le lecteur économiste « sérieux ». Si. D’ailleurs les références sont données avec un soin scrupuleux en fin de texte, contrastant avec le côté joueur des brefs chapitres. Mais n’est-ce pas la vie elle-même qui est comme cela, vous lisez quelque chose et un coup de fil vous apprend qu’un proche est mort ou qu’un enfant vient de naître.
La dissonance fait partie de la musique moderne, et ici elle prend la forme d’un paradoxe tout simple : Detroit c’est une ville de bagnoles et de mecs. Et c’est une femme qui nous en parle, avouant en fin de texte qu’elle n’aime pas les voitures ! (...)