Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Mouvements
Dette, 5000 ans d’histoire
Article mis en ligne le 13 octobre 2013
dernière modification le 9 octobre 2013

Mouvements publie les bonnes feuilles de l’ouvrage de l’anthropologue David Graeber "Dette, 5000 ans d’histoire", publié aux éditions Les Liens qui Libèrent. Il s’agit d’un extrait de la conclusion de l’ouvrage, dans lequel l’auteur plaide pour l’abolition de la dette, publique comme privée.

Une chose est claire : des idées nouvelles ne pourront émerger que lorsque nous aurons jeté aux orties nombre de nos catégories de pensée familières – qui sont devenues un poids mort, voire des rouages du mécanisme de la désespérance – et que nous en aurons formulé d’autres. C’est pour cela que, dans ce livre, j’ai autant parlé du marché, mais aussi du faux choix entre l’État et le marché, qui a tant monopolisé l’idéologie politique au cours des derniers siècles qu’il a rendu bien difficile de raisonner sur autre chose.

L’histoire réelle des marchés ne ressemble en rien à la façon dont on nous a appris à la penser. (...)

nous assistons aux retours de balancier d’une compétition politique sans fin entre deux formes de populisme – celui de l’État et celui du marché –, et nul ne se rend compte que l’on parle des flancs gauche et droit du même animal. (...)

La grande raison qui nous rend incapables de le remarquer, à mon sens, est l’héritage de la violence, qui a tout déformé autour de nous. Guerre, conquête et esclavage n’ont pas seulement joué un rôle central dans la conversion des économies humaines en économies de marché ; toutes les institutions de notre société sans exception ont subi à quelque degré leur impact. L’histoire, relatée à la fin du chapitre 7, de la métamorphose de notre idée même de la « liberté » – passée, à travers l’institution romaine de l’esclavage, de la capacité de se faire des amis et d’établir des relations morales avec les autres à des rêves incohérents de pouvoir absolu – n’est peut-être que le cas le plus spectaculaire, et le plus insidieux, parce qu’il rend bien difficile d’imaginer à quoi peut ressembler une liberté humaine sérieus (...)

historiquement, les marchés commerciaux impersonnels sont nés du vol. L’inlassable récitation du mythe du troc, utilisée comme une incantation, est avant tout pour les économistes une façon de conjurer le risque de devoir regarder en face cette réalité. Mais un instant de réflexion suffit pour voir que c’est une évidence. Qui pouvait bien être, au juste, le premier homme qui a regardé une maison pleine d’objets divers et les a évalués immédiatement dans les seuls termes de ce qu’il pourrait obtenir en les échangeant sur le marché ? Ce ne pouvait être qu’un voleur. Les cambrioleurs, les soldats en maraude et plus tard, peut-être, les agents de recouvrement ont été les premiers à voir le monde de cette façon. C’est seulement entre les mains de soldats qui venaient de piller des bourgs et des villes que les morceaux d’or ou d’argent – fondus pour la plupart à partir d’un précieux trésor de famille qui, comme les dieux du Cachemire, les plaques pectorales aztèques ou les anneaux de cheville des Babyloniennes, était à la fois une œuvre d’art et un petit condensé d’histoire – ont pu devenir des unités monétaires simples, uniformes, sans histoire, précieuses justement parce qu’elles n’en avaient pas, parce qu’on allait les accepter partout, sans poser de questions. Et cela reste vrai. Tout système qui réduit le monde à des chiffres ne peut être maintenu que par les armes, qu’il s’agisse d’épées et de gourdins ou de « bombes intelligentes » portées par des drones sans pilote (...)

De plus, il ne peut fonctionner qu’en transformant continuellement l’amour en dette. Je sais bien que, dans l’usage que je fais ici de ce mot, « amour » est encore plus provocateur, à sa façon, que « communisme ». Mais il importe de marquer les esprits. De même que les marchés, quand on les laisse dériver en toute liberté loin de leurs origines violentes, se mettent invariablement à se transformer en autre chose – en réseaux d’honneur, de confiance et de liens mutuels –, de même le maintien de systèmes de coercition effectue constamment l’opération inverse : il prend les produits de la coopération, de la créativité, du dévouement, de la confiance et de l’amour humains et en refait des chiffres. Ce faisant, il permet d’imaginer un monde qui se résume à une série de froids calculs. Plus encore, en transformant la sociabilité humaine elle-même en dettes, il métamorphose les fondements mêmes de ce que nous sommes – car que sommes-nous, en définitive, sinon la somme de nos relations avec d’autres ? – en des questions de faute, de péché et de crime, et il fait du monde un lieu d’iniquité que l’on ne pourra vaincre qu’en menant à son terme quelque grande transaction cosmique qui anéantira tout. (...)

Qu’est-ce qui pourrait être plus présomptueux, ou plus ridicule, que de croire possible de négocier avec les fondements de sa propre existence ? Il est évident que c’est impossible. Dans la mesure où nous pouvons établir une relation quelconque avec l’Absolu, nous nous trouvons confrontés à un principe qui existe entièrement hors du temps, ou du temps humain ; donc, comme l’avaient bien vu les théologiens du Moyen Âge, quand on traite avec l’Absolu, il ne peut y avoir aucune dette. (...)

l’argent n’est pas sacré, payer ses dettes n’est pas l’essence de la morale, ces choses-là sont des arrangements humains, et, si la démocratie a un sens, c’est de nous permettre de nous mettre d’accord pour réagencer les choses autrement. (...)

Qu’est-ce qu’une dette, en fin de compte ? Une dette est la perversion d’une promesse. C’est une promesse doublement corrompue par les mathématiques et la violence. Si la liberté (la vraie) est l’aptitude à se faire des amis, elle est aussi, forcément, la capacité de faire de vraies promesses. Quelles sortes de promesses des hommes et des femmes authentiquement libres pourraient-ils se faire entre eux ? Au point où nous en sommes, nous n’en avons pas la moindre idée. La question est plutôt de trouver comment arriver en un lieu qui nous permettra de le découvrir. Et le premier pas de ce voyage est d’ad- mettre que, en règle générale, comme nul n’a le droit de nous dire ce que nous valons, nul n’a le droit de nous dire ce que nous devons.