
La profession de journaliste n’échappe pas aux lois de la reproduction scolaire et sociale. L’entrée dans le métier est déterminée par les logiques de réseaux qui se déploient dans le cadre des écoles de journalisme et qui structurent les trajectoires professionnelles.
L’évolution des marchés du travail journalistique depuis la fin des années 1990 est bien documentée. Elle se caractérise par un constat : « la montée de la précarité […] chez les journalistes français […] en lien avec les récessions économiques successives qu’ont traversées les années 2000 » qui aboutit aujourd’hui à « un marché de l’emploi encore plus atone, plus segmenté, et encore plus porté par la reconversion numérique »
. La crise économique qui frappe le journalisme ne doit cependant pas faire oublier une transformation essentielle et concomitante : l’élévation du niveau de recrutement scolaire et social des journalistes. Cette hausse des droits d’entrée dans la profession a en effet des conséquences non négligeables sur les conditions d’insertion dans le secteur en renforçant le poids des ressources économiques, culturelles et scolaires héritées et accumulées dans l’accès à l’emploi en journalisme. C’est pourquoi il est important de comprendre les logiques scolaires et sociales, moins connues et étudiées que les effets de la crise économique du journalisme, qui agissent au sein et en amont même des marchés du travail journalistique.
L’ampleur de la crise économique du journalisme (...)
la crise s’est accentuée et généralisée à partir de 2008, n’épargnant aucun sous-secteur du journalisme. Médias audiovisuels, presse régionale, presse spécialisée sont chacun à leur tour touchés. Les recettes tirées de la publicité chutent depuis cette date également. Si le développement des médias et formats numériques a permis des embauches, ces dernières et plus largement les recettes générées se substituent souvent seulement à celles des médias et formats papiers, et restent sans commune mesure avec celles qu’ils généraient. D’autres indices soulignent la dégradation des marchés de l’emploi pour les journalistes. (...)
La diversité du paysage médiatique et les effets du développement numérique
Du côté de « la demande de travail », les marchés restent ainsi toujours très concentrés géographiquement, la région parisienne regroupant la majorité des employeurs et des emplois. Si la presse écrite reste le principal secteur d’activité, son poids a continué de se réduire (de 74 % à 58 % de titulaires de la carte de presse entre 2000 et 2017). Le poids de la télévision, lui, s’est accru (de 11 % à 17 % sur la même période) quand ceux de la radio et des agences restent stables (9 % chacun). L’emploi en web a évidemment crû, en particulier chez les nouveaux entrants. Ainsi, 10 % des premiers demandeurs de la carte travaillaient sur le web en 2011 et 15,5 % en 2013. (...)
Finalement, le constat d’un « sas d’entrée » (D. Marchetti) constitué de « périodes de mises à l’épreuve prolongées voire institutionnalisées » sous forme de stages, piges et CDD est encore plus vrai aujourd’hui qu’hier, ce sas étant dorénavant, nous l’avons vu, plus long, plus chaotique et plus incertain quant à son issue.
La sociologie d’une profession en pleine mutation
Du côté de « l’offre de travail » également, des évolutions morphologiques anciennes se poursuivent. La féminisation de la profession, entamée depuis les années 90, s’accroît (...)
les études récentes ont souligné l’effet protecteur des diplômes en termes d’emploi en journalisme comme ailleurs qui limitent les sorties du secteur et favorisent à terme un emploi stable. Elles montrent aussi que si les femmes sont plus nombreuses aujourd’hui parmi les journalistes, elles sont plus exposées à la précarité dans leur parcours professionnel et que, bien qu’elles soient plus diplômées que les hommes, elles rencontrent plus de difficultés dans leurs carrières qu’elles abandonnent plus fréquemment et précocement.
Ces deux mouvements de féminisation et de montée du niveau de formation qui vont de pair, s’accompagnent d’une troisième évolution qui en est à la fois la cause et la conséquence : l’élévation du recrutement social des journalistes observée tant parmi les professionnels
que les prétendants au métier
. L’élévation du droit d’entrée scolaire dans la profession modifie l’intensité et la nature même de la concurrence pour l’entrée dans l’emploi de journaliste. Pour les familles de milieux privilégiés économiquement et culturellement, le journalisme est un horizon social et professionnel envisageable, sur le mode d’une « course au diplôme » dans un contexte général où les titres scolaires régissent les stratégies de reproduction et de mobilité. Si, comme d’autres univers de production de biens culturels, l’espace journalistique n’est soumis à aucun droit d’entrée scolaire, sur des marchés du travail très concurrentiels et affectés par des crises économiques successives et par les transformations des pratiques de consommation de l’information, le passage par une école de journalisme, et plus encore par une des quatorze « reconnues », est devenu stratégique.
La petite et la grande porte (...)
De ce point de vue, trois sous-groupes d’écoles se distinguent. Le premier est celui des « grandes écoles » de journalisme (ESJ Lille, CFJ et IPJ duquel sont proches le CUEJ et l’IFP) qui recrutent plus que les autres établissements des étudiants d’origine sociale élevée, passés par des classes préparatoires et des IEP, habitant de Paris ou de grandes agglomérations, et familier du monde journalistique. Ces écoles s’opposent à celles de la « petite porte » que forment les IUT dont les étudiants sont plus fréquemment moins diplômés, plus souvent boursiers, d’origine sociale moins élevée. Les autres formations occupent une position intermédiaire entre ces deux pôles. (...)
Plus précisément, le propre des « grandes écoles » de journalisme comme le CFJ, l’ESJ Lille et dans une moindre mesure l’IFP et l’IPJ, est de proposer un espace des possibles professionnels le plus ouvert. Par opposition, les écoles comme les IUT offrent un spectre de positions professionnelles beaucoup plus réduit puisqu’ils ont une plus grande probabilité de mener leurs étudiants aux médias régionaux, et plus encore à la presse écrite régionale. Mais les écoles se différencient aussi selon que leurs anciens étudiants se tournent plus vers la radio ou la télévision, soient journalistes ou ne le soient plus. (...)
Les écoles de journalisme comme lieu de constitution d’un réseau (...)
Les écoles les plus prestigieuses font bénéficier leurs étudiants de leur proximité avec les grands médias nationaux comme les titres de presse quotidienne nationale ou les chaînes de télévision. Cette proximité passe par des liens, des échanges, des interconnaissances, etc. Les stages obtenus pour les étudiants dans ces médias et les intervenants professionnels appartenant à ces titres et chaînes nationales qui, pour reprendre les mots d’anciens étudiants, viennent « faire leur marché » dans ces établissements, participent de cette proximité. Les étudiants sont les premiers à attendre des écoles qu’elles leur offrent « ce carnet d’adresses » et ce à juste titre : notre enquête comme d’autres confirme l’importance du « réseau » professionnel mobilisable pendant et après la scolarité pour l’entrée et le maintien dans la profession. En effet, le plus souvent les relations professionnelles permettent d’obtenir, non pas directement un emploi, mais au minimum l’information sur de possibles débouchés ou postes à pourvoir. (...)
De plus, les étudiants d’une même formation n’ont pas tous les mêmes ressources de relations avant, pendant et après leur scolarité. Tous n’ont pas les mêmes moyens et les mêmes dispositions pour les accumuler, les faire valoir, et les entretenir au cours de leur vie active. Le réseau est ainsi un ensemble de relations interpersonnelles qu’il faut savoir entretenir de façon parfois rationnelle par un travail (coups de fils, envois de cartes de vœux, etc.) auquel les étudiants sont inégalement disposés (certains étudiants interviewés disent qu’ils ne sont « pas faits [pour l’accomplir] »), mais il s’entretient autant de façon inconsciente au travers de la sociabilité amicale, familiale ou professionnelle. Au niveau des écoles les plus réputées et les plus « proches » des grands médias, tout se passe comme si cette proximité, qui s’apparente à du capital social d’école, se cumulait avec les capitaux et les dispositions de leurs étudiants qui les poussaient à viser initialement ces formations, puis pendant et après leur cursus à viser et avoir l’ambition de viser les médias nationaux. (...)
Le poids des origines sociales
Si le réseau des écoles contribue à expliquer les différences de leurs débouchés, elles retraduisent donc aussi dans une large mesure les différences relatives aux propriétés de leurs étudiants et rappellent le rôle non négligeable des capitaux, culturel, économique et social pour l’entrée, mais aussi le maintien dans la profession. (...)
Les ressources économiques, culturelles, scolaires possédées par les étudiants sont également déterminantes pour rendre compte des positions auxquels ils accèdent au sein des marchés du travail journalistique. (...)
Le travail en média national croît aussi au fur et à mesure que l’on monte dans la hiérarchie sociale, que l’on prenne en compte la catégorie socioprofessionnelle du père ou de la mère. Le fait d’être originaire d’Île-de-France ou de Paris, ou le fait d’avoir un journaliste dans sa famille proche, est aussi particulièrement discriminant. Au sein de la petite fraction de notre population (20 % de l’ensemble) travaillant pour de « grands médias nationaux », les mêmes mécanismes de sélection sociale en fonction du niveau de diplôme, de l’origine sociale, opèrent même si l’accès à ces positions dominantes passe avant tout par l’accès à une école dominante. (...)
Comme cela est le cas dans de nombreuses professions féminisées et diplômées, les formes de la domination masculine en journalisme semblent s’exercer au niveau des positions les plus élevées et ce d’autant plus que la féminisation dans le journalisme se fait par le haut. Les femmes qui intègrent les écoles de journalisme reconnues sont relativement plus diplômées et d’origine sociale plus élevée, ce qui peut expliquer que, pour cette fraction de femmes apprentis journalistes, les sorties du journalisme ne soient pas plus nombreuses que pour les hommes. Elles n’échappent cependant pas, comme les hommes de notre population, aux effets de l’avancée en âge. (...)
Or, même s’il existe en la matière des différences selon les milieux sociaux et professionnels, les contraintes liées à la vie en couple et en famille pèsent d’abord sur les femmes. (...)
Les différentes formes d’héritage
Les effets des ressources économiques et culturelles possédées ou héritées sur les carrières professionnelles renvoient à première vue à des phénomènes matériels. Certaines trajectoires individuelles montrent de manière exemplaire que les revenus économiques familiaux facilitent très directement l’entrée dans les écoles en permettant le passage par des classes préparatoires privées au concours des écoles de journalisme très coûteuses. Les habitudes et savoirs scolaires accumulés au cours d’études en classes préparatoires aux grandes écoles ou en IEP sont aussi décisifs pour la réussite à ces concours. Les revenus économiques familiaux peuvent aussi permettre de faire face aux aléas des carrières journalistiques instables faites de travail et rémunération irrégulière. Les relations familiales ou amicales dans le monde de la presse aident parfois à l’obtention d’un CDD ou de piges. Mais le maintien socialement différencié dans le secteur journalistique et les accès inégaux aux différents types de médias engagent aussi des mécanismes d’ordre symboliques liés aux dispositions et trajectoires sociales des étudiants.
Les ressources économiques, culturelles et sociales possédées par les étudiants en journalisme assurent non seulement les conditions matérielles, mais aussi les conditions subjectives en termes de rapport à l’avenir qui permettent le maintien dans le secteur. (...)
Comment se construisent les projets professionnels ?
Le poids des dispositions subjectives permet également de comprendre les logiques sociales à l’origine des goûts journalistiques et des différences d’orientations. (...)
Effets internes et externes sur le travail des journalistes (...)
les écoles de journalismes et plus globalement la profession, à l’instar de ce qu’elles avaient fait quelques années plutôt lors de l’émergence des débats sur la diversité sociale, se sont investies dans la lutte contre les discriminations sexistes et le harcèlement.
Les effets de ces transformations sont aussi externes. Tout laisse penser que l’homogénéisation sociale croissante des apprentis journalistes renforce l’homogénéité des produits journalistiques. (...)
Mais surtout, faut-il le rappeler, ce qui se joue en fin de compte est une institutionnalisation croissante de l’univers journalistique qui, de façon paradoxale, s’est ouvert et transformé par le renouvellement de ses membres, leurs dispositions et leurs pratiques, en se fermant progressivement scolairement et socialement. Il faut peut-être y voir là le fondement avant tout social des luttes et conflits qui animent cette profession comme toutes celles qui voient leur composition et leur mode de succession se modifier. Le poids pris par des journalistes sur sélectionnés scolairement et socialement peut générer structuralement des tensions dans un corps déjà « bi-modal, dispersé, et divisé » qu’était le journalisme comme profession relativement ouverte.