
En déclarant vouloir « responsabiliser » les pauvres qui « déconnent », le président entend exercer son pouvoir sur les personnes en difficulté, à l’instar d’un patron au XIXe siècle.
« Les pauvres sont des cons », raillait Coluche dans l’ancien Charlie Hebdo, « des personnes en difficulté déconnent », a dit Emmanuel Macron mardi devant des conseillers municipaux normands et c’est une vieille idée qui perdure, d’un bouffon à un souverain, sur les insuffisances des moins-nantis, le tout est ensuite de les corriger.
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Emmanuel Macron veut « responsabiliser » ces égarés du sort, afin qu’ils cessent leurs déconnades. Responsabiliser est un terme qui sent sa dignité à vingt lieues et celui qui l’emploie est digne de louanges, puisqu’il considère le pauvre comme potentiellement l’égal d’un homme qui, un jour amendé, élevé, responsabilisé, saura ne plus faillir. (...)
Le paternalisme, outil de domination sociale
Il est une vieille histoire, qu’on appela paternalisme. Pour civiliser ces ouvriers qui dilapidaient leur paye dans les estaminets et qui dans les vapeurs de l’alcool étaient tentés de révolution, des grands industriels leurs construisaient des cités et des écoles et leur offraient les premières assurances sociales, en échange de leur adhésion et de la discipline ; un prêtre démocrate, l’Abbé Lemire, inventait les jardins ouvriers pour que de saines occupations éloignent le prolétariat des mauvaises tentations. Le paternalisme, construisant cette « opération amicale » entre employeurs et employés, se crut une alternative à la lutte des classes. L’ouvrier rebelle et chassé de l’usine perdait tant d’avantages, la logique même l’inciterait à la reconnaissance.
Dans un temps de pénurie où l’on doit moins réformer l’ouvrier que le chômeur ou le déclassé, Emmanuel Macron ne dit pas autre chose. (...)
Les cahiers de doléance, a-t-il dit, devraient s’appeler « cahiers de droits et de devoirs ». Les personnes au chômage seront plus rapidement radiées, privées donc d’indemnités, si elles manquent un rendez-vous à Pôle emploi ou refusent des offres : la réforme vient de passer, doucement, sous le bruit des « gilets jaunes », sans doute protégée par ce bruit. On envisage très sérieusement de retirer leurs allocations aux parents d’enfants violents, dont ils seraient les complices, estime le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer. Tout ceci concorde. Les pauvres ne sont plus civilisés ; nous devons, alors, les réintégrer, sous notre férule et à nos valeurs. « Nous » étant la partie prospère, saine, gouvernante de la société, en droit de surveiller et punir pour le bien des surveillés. (...)
Éduquer les pauvres avec une main de fer
Emmanuel Macron n’a pas inventé ce surplomb mais il l’exprime avec constance, même si c’est sans mauvaise intention. Il récuse l’idée d’une France de « vaches à lait », de « braves gens qui travaillent », qui paieraient pour les « assistés » qui « profiteraient du système » ; il l’a dit mardi devant le conseil municipal de Gasny et l’a répété le soir, devant les maires à Grand Bourgtheroulde. Le président parle aux classes moyennes, dont il entend les préjugés. Les partage-t-il ? Il a plaidé, mardi, pour ceux qui vivent des aides publiques, qui n’ont « pas le choix », qui n’ont « pas eu de chance », qui ont été « fracassés » par l’école ou la vie professionnelle. Un plaidoyer qui devenait presque gênant, tant il réduisait les aidés à un statut mineur. (...)
Emmanuel Macron n’invente pas les idéologies dominantes. Il les met en scène avec intelligence et il sait les marier. L’éducation des pauvres fait se rencontrer un christianisme social, la méfiance petite-bourgeoise envers les va-nu-pieds et la rationalité libérale et sociale-libérale, qui pensent qu’une main de fer sur la nuque du chômeur sera un gage d’efficacité et la menace de la fin des allocs poussera le cobaye vers l’emploi. L’individu aidé s’aidera lui-même, accompagné finement par les services sociaux. Être pauvre, disait Mme Thatcher, « est un défaut de personnalité ». Notre président pratique les synthèses. Est-il autre chose ? (...)
Avant la crise des « gilets jaunes », à la fin de l’été, dans une belle envolée au Musée de l’homme, le président de la République avait lancé un plan contre la pauvreté, qui incluait un « revenu universel d’activité », qui fusionnerait en un seul versement des aides sociales préexistante, afin de « permettre à chacun de vivre décemment », débarrassés de la complexité administrative. L’idée était tentante. Mais Emmanuel Macron, pour que nul ne se grise, avait assorti son projet des conditions usuelles de l’idéologie dominante, sur les « nouveaux devoirs » qui incomberait aux bénéficiaires de son allocation, et sa ministre de la Santé, Agnès Buzyn, compléta : « Les aides monétaires ne peuvent être le solde de tout compte de la solidarité ». La formule était belle, mais elle n’émanciperait personne, puisque la liberté ne se discute pas. (...)
Depuis, secoué par les « gilets jaunes », le pouvoir a donné sans condition une prime de 100 euros –mais aux Français qui travaillent déjà, au SMIC, et qu’on ne saurait confondre avec ceux qui, sans travail, déconnent ou font moins peur ? Le diable, probablement.