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Edgar Morin : “Le sort de la planète et de l’humanité, voilà ma préoccupation finale”
Article mis en ligne le 27 août 2019

Résistant, juif, communiste, anthropologue… A 98 ans, cet insatiable curieux publie ses Mémoires, “Les souvenirs viennent à ma rencontre” (Fayard). Il y raconte une vie d’engagements et garde l’espoir qu’advienne enfin une ère écologique. Edgar Morin sera également l’invité de Télérama Dialogue, lundi 23 septembre au Théâtre du Rond-Point, à Paris.

(...) « Est-elle venue la saison/Avec mon anniversaire/D’atteindre l’âge de raison ?/Ou n’est-ce pas nécessaire ? » Non, sourit Edgar Morin. On n’est pas sérieux quand on a 98 ans. Le sociologue a peut-être l’ouïe altérée (« une tragédie auditive » pour ce grand mélomane) mais l’œil, le verbe, l’esprit, sont, eux, toujours pétillants.

Alors que sort son dernier livre de mémoires, Les souvenirs viennent à ma rencontre, Edgar Morin nous a reçue dans son appartement du vieux centre de Montpellier. L’occasion d’évoquer quelques souvenirs, piochés dans la vie pleine, si pleine, de celui qui fut héros de la Résistance, dissident communiste, anthropologue de la mort, artisan de la pensée complexe et avocat de l’impératif écologique, et qui a tant aimé « braconner le savoir », comme il dit, par-delà les frontières et les étiquettes.

Vous ouvrez ce livre sur la mort…
Je n’avais pas envie de faire des mémoires chronologiques, j’ai voulu me laisser guider par les souvenirs eux-mêmes. Et il se trouve qu’à ma naissance j’ai failli être mort-né, j’avais le cordon ombilical enroulé autour du cou ! Je n’en ai bien sûr aucun souvenir, c’est mon père qui me l’a raconté, bien des années après. J’ai échappé à la mort dès mes premiers instants de vie, et même avant, puisque ma pauvre mère, qui avait une lésion au cœur, avait essayé d’avorter. Mais j’ai résisté.­ (...)

il est difficile de déterminer quel a été le déclencheur de ma soif de vivre, après que j’ai sombré dans le désespoir… Pendant des semaines, ma famille a cru bon me cacher la mort de ma mère. Quand j’ai compris, ce fut un Hiroshima intérieur. Mais j’ai enseveli ma douleur. Peut-être n’arrivais-je pas à vivre parce que mon père voulait trop me protéger ? Quelque chose s’est ouvert en moi quand il a été mobilisé, en 1939, et que je me suis émancipé de ma famille en me réfugiant à Toulouse. Là, j’ai commencé à vivre, intensément. (...)

La découverte, chez Hegel ou Héraclite, que la contradiction n’est pas un défaut, mais une force, m’a beaucoup aidé. Je me suis dit : les antagonismes que je porte en moi sont complémentaires, ils m’enrichissent ! (...)

J’assume les aspects divers de mon être, qui sont reliés. Je suis sceptique et je suis mystique. Je suis rationnel et je suis religieux. Ce sont des complémentarités antagonistes, elles se combattent et se complètent en moi. (...)

Pour moi, être de gauche, c’est se référer à trois sources qui s’entremêlaient à la fin du XIXe siècle et se sont ensuite opposées. La source libertaire : la possibilité pour l’individu de s’épanouir. La source socialiste : l’amélioration de la société. La source communiste : le souci de la fraternité. Ce à quoi j’ai ajouté la source écologiste. (...)

Je suis certes assez connu, mais l’essentiel de ma pensée, de ma volonté de relier les choses qui sont séparées ou antagonistes, est resté minoritaire. La pensée complexe n’est pas inscrite dans l’éducation. On continue à enseigner une façon de penser compartimentée et réductrice. Ce n’est pas propre à la France : le modèle de l’université reposant sur des disciplines séparées, créé à Berlin au début du XIXe siècle, est devenu universel.

Pour ma part, je suis transdisciplinaire, car je me suis rendu compte que, pour traiter un problème important, il faut réunir des savoirs dispersés. Certains, qui ont la même sensibilité que moi, ont adopté cette approche ; j’ai quelques compagnons fidèles, comme le chercheur Jean-Louis Le Moigne, auteur en 1977 de La Théorie du système général, mais ce n’est même pas une confrérie, c’est une diaspora non reconnue… (...)

Je n’ai jamais cessé d’écrire, mes idées se sont de plus en plus fixées sur le sort de la planète, de l’humanité. Voilà ma préoccupation finale. (...)

J’ai assisté à dix années de somnambulisme total de 1930 à 1940, les gens ne comprenaient pas ce qui se passait. Les périls sont différents aujourd’hui, mais le somnambulisme reste total, alors que nous sommes dans une communauté de destin face au péril écologique. Malgré les alertes (le rapport Meadows, les catastrophes de Three Mile Island ou de Tchernobyl, les sols stérilisés, la destruction de la biodiversité, les canicules…), la machine, dans ce qu’elle a de plus destructeur, est toujours à l’œuvre. (...)

Mais l’improbable peut surgir et c’est l’une des raisons de mon optimisme.

Les apparents « miracles » historiques m’ont toujours intéressé. (...)

Nous sommes aujourd’hui dans une période de crise profonde, et non pas de progression. Mais c’est dans ces moments que les idées fermentent. Je crois aux îlots de résistance, à tous ceux qui refusent de se résigner face à l’abîme, aux dégradations (...)

Vous pensez souvent à la mort ?
L’idée de la mort m’arrive de temps en temps, tantôt comme une angoisse, tantôt comme un constat auquel il faut se résigner. Parfois je me sens très fatigué et je me dis : tiens, cela ressemble peut-être à cela. Ou bien je suis envahi par la sensation d’un grand vide, comme la dissolution de mon moi. Puis cette idée s’en va, chassée par les forces de vie.

Pour moi, ce sont les forces vitales qui refoulent l’angoisse de mort. La poésie aussi. Alors j’essaye de réduire la part de prose dans ma vie au profit de la part de poésie. Et c’est à partir de la poésie que je peux trouver des moments de bonheur… ­