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Libération
Elèves : le système D des profs contre la pauvreté
Article mis en ligne le 27 novembre 2017

En France, un enfant sur dix vit dans une situation d’extrême précarité. Tandis qu’un nouveau délégué interministériel dédié vient d’être nommé, les enseignants, œuvrent, eux, pour trouver des solutions concrètes.

Emmanuel (1) raconte cette scène. Elle se passe à Auch (Gers), dans sa classe de CP, lors d’une séance sur le développement durable. Au détour d’une phrase, un élève explique qu’à la maison ils remplissent un seau d’eau une fois par semaine et puisent dedans pour se laver. Un autre dit ne plus avoir de lumière chez lui parce que l’électricité a été coupée. « Cette pauvreté, on ne la voit pas forcément tout de suite, elle surgit souvent d’un coup, sur un point de détail. Les enfants n’en parlent pas spontanément, il y a toujours une grande pudeur », témoigne Emmanuel, enseignant depuis quinze ans. (...)

Parfois, la réalité lui saute à la figure à cause de la météo, par exemple. Un coup de froid, la neige, et des élèves arrivent quand même en tongs à l’école, parce qu’ils n’ont pas d’autres paires de chaussures. Il parle aussi de ces enfants qui s’endorment sur leur bureau, parce qu’ils n’ont pas de lit pour eux tout seul à la maison. A l’écouter dérouler les exemples, on saisit vite que ces situations n’ont pour lui plus rien d’exceptionnel. Elles font partie de son quotidien. Il s’exprime d’une voix calme, mais dit ressentir une immense colère. « Une colère qui ne sert à rien, puisque rien ne change ».

Nous sommes en 2017, dans la sixième puissance économique mondiale. Dans notre pays, un enfant sur cinq vit dans une famille pauvre. Et un sur dix (soit 1,2 million d’enfants) est dans une situation d’extrême précarité. L’école est un refuge pour ces enfants. Un rapport de 1992 alertait déjà sur la situation. En mai 2015, pendant que les politiques et intellectuels s’écharpaient sur la réforme du collège (le latin et les classes bilangues), l’inspecteur général Jean-Paul Delahaye publiait un pavé de 200 pages intitulé « Grande pauvreté et réussite scolaire ». Une partie de ses recommandations ont été mises en œuvre par l’ancienne majorité, assure-t-il, mais beaucoup reste à faire (lire interview page 5). Il voit d’un bon œil la nomination le 15 novembre d’Olivier Noblecourt, l’ex-directeur de cabinet de Najat Vallaud-Belkacem, comme délégué interministériel à la prévention et à la lutte contre la pauvreté des enfants et des jeunes. « C’est un signe de continuité dans l’action publique menée, fait suffisamment rare en politique pour être souligné », applaudit Delahaye. Noblecourt dit commencer une « vaste concertation pour définir la stratégie nationale qui devrait s’achever en avril ». Les mesures concrètes ne viendront qu’après. Sur le terrain, ça urge. (...)

Face à ces situations de détresse, professeurs et personnels périscolaires se retrouvent en première ligne. Et souvent « extrêmement seuls ». « Les assistantes sociales sont débordées, elles travaillent sur plusieurs bahuts à la fois. Elles ne peuvent pas faire le travail de repérer les enfants en difficulté », explique Samuel Nolla, prof de maths dans un lycée de Seine-Saint-Denis. Il exprime ce sentiment d’abandon, que partagent beaucoup d’enseignants. « L’école, en tant qu’institution, ne fait rien, comme si cela n’était pas un problème. Ou comme si on ne pouvait rien faire. » Cette situation le rend dingue, il ne comprend pas pourquoi des décisions de bon sens ne sont pas prises. « Installer une douche dans les bahuts, c’est si compliqué ? Pourquoi ne pas organiser une cantine le soir ? » Au fond, il comprend que des collègues ferment les yeux, « c’est une façon de se protéger d’une réalité parfois insoutenable ». Lui préfère savoir, « il n’y a rien de pire que de gronder un môme toute l’année parce qu’il ne fait pas ses devoirs, et de découvrir des mois après qu’en fait il est orphelin et vit chez sa grand-mère, qui l’utilise comme passeur de drogue ». Dans les situations d’extrême urgence, comme un élève sous le coup d’une OQTF (obligation de quitter le territoire français), les enseignants se mobilisent, dit-il, mais c’est plus compliqué dans l’accompagnement quotidien de la misère. « Dans ces situations, on agit avec notre casquette de militant, pas celle de prof. » Pour lui, beaucoup de situations tiennent sur le dévouement, et même « l’abnégation » des équipes pédagogiques.

Hôtels sociaux « nocifs » (...) beaucoup d’enfants, parce que baladés d’hôtel en hôtel, sont déscolarisés. (...)

« Quand on n’a pas d’endroit où dormir et qu’on arrive à l’école exténué, on ne peut pas apprendre en classe. Les enfants qui y parviennent un peu désapprennent aussi vite. Ils ne peuvent pas fixer les apprentissages. » (...)

A Auch, les profs bricolent comme ils peuvent. « On se débrouille », résume Emmanuel. Comme ses collègues, il rapporte à l’école des vêtements de ses filles, va acheter des sandwichs avec son argent quand l’urgence l’impose. Dans chaque classe, un coin avec des tapis de sol et matelas est installé pour que les enfants puissent dormir un peu. Il se tourne régulièrement vers la mairie pour obtenir de l’aide. Il s’est battu pour faire rétablir la collation distribuée à la récré matin et après-midi. Le ministère avait donné comme consigne de les supprimer pour lutter contre l’obésité, mais dans son école plusieurs enfants ont eu des malaises pour cause d’hypoglycémie. « En tant que professeur, la seule chose que l’on est censé faire, c’est un signalement. Comment s’en tenir à ça ? Ce n’est pas possible », soupire-t-il. S’il ne le dit pas, on perçoit à travers ses mots une forme d’abattement. « La situation se durcit depuis trois ou quatre ans. Et on ne peut s’appuyer sur rien. »