
Lorsque je conterai à mes petits-enfants, si j’en ai un jour, les quarante années de lutte contre l’aéroport prévu dans le bocage de Notre-Dame-des-Landes à côté de Nantes, je crois que je commencerai par les cabanes.
Celles qui font exploser l’imaginaire. Celles qui rendent invincible et qui transforment la lutte en un jeu permanent. Hommage à celles et ceux qui luttent sur la ZAD : « Zone d’aménagement différé », rebaptisée « Zone à défendre ».
La ZAD sous la pluie, enveloppée de nuages gris, reste auguste. Solennelle et clownesque. Il faut imaginer les chemins boueux, les petits champs aux formes artistiques en friche, en pâturage, cultivés ou recouverts de ronces, les vieux arbres, la faune hétérogène et les haies prospères toujours debout. Le genre d’endroit à l’opposé des paysages sans vie qui bordent les autoroutes de Vinci. Dans ce bocage, des gîtes éclectiques : fermes, maisons, cabanes, camions, tentes, yourtes… Dans ces habitations, en l’air, sur terre et même sur l’eau, des poupées russes de militants installés depuis cinq jours ou cinq générations. Aux extrémités de cette zone, on répertorie aussi des gendarmes qui patrouillent avec des voleurs. Et au milieu, des vaches. Elles ne verront pas d’avions mais ont découvert en ce début d’octobre 2012 l’odeur des lacrymogènes.
Que ceux et celles qui n’ont jamais dormi dans une faculté, une ANPE, une usine, bref un lieu occupé, pardonnent le ton un peu nostalgique de cet article. Les autres comprendront peut-être l’envie impérieuse de tout plaquer pour venir rejoindre la ZAD et son effervescence. Et la frustration qui en découle de ne pas l’avoir fait. Le coup de vieux quand on calcule que la fin de sa fac correspond au début de la pseudo-enquête publique sur laquelle tous les élus pro-aéroport se basent pour dire que la démocratie a fonctionné et que la place revient désormais aux bulldozers.
Comme beaucoup de militants, j’ai suivi depuis douze ans cette lutte de loin, pépère, fidèle aux moyens/grands rendez-vous mais ayant souvent une bonne excuse pour sécher les rassemblements plus confidentiels. Au début des années 2000, le remake de la lutte contre Notre-Dame-des-Landes volume II ne fait pas recette1. Dommage collatéral probablement dû à la décennie Sarkozy qui prend du temps en termes de manifs, de collectifs, de réunions… Peut-être aussi que, ne voyant pas d’engouement populaire je n’ai jamais envisagé sérieusement une victoire. Une bonne confirmation de ma nullité en histoire contemporaine et encore une preuve qu’il faut croire aux causes qui semblent perdues d’avance. Heureusement, d’autres sont plus tenaces.
Qu’allaient-ils faire dans cette galère ?
Merci aux militants de la première heure, aux membres de l’Adeca2, de l’Acipa3, du Cédpa4, aux habitants qui résistent. Ceux qui ont connu les réunions à moins de 10, la première manif en 2000 à 350, les soirées d’information dans des salles désertes, qui ont tenu bon malgré leur faible nombre, et qui ont même réussi à occuper le trottoir face au conseil général quotidiennement, durant des années pour populariser leur combat. Ceux qui ont interpellé sans cesse, à chaque sortie, l’élu local, régional ou national. Ceux qui ont vu avec joie arriver davantage de monde et qui ont dû apprendre à partager leur lutte. Sans s’essouffler. (...)
un militantisme frisant le sacerdoce, une médiatisation un peu plus forte et des enjeux écologiques plus présents au quotidien, on ne donnait pas cher de la peau des habitants de la ZAD en cette rentrée 2012.
C’était sans compter les 80 petits filous qui ont décidé de ne pas bouger quand plusieurs centaines de gardes mobiles sont venus tout casser. Malgré la pluie, le froid, la boue, la grêle, les moustiques, les courants d’air dans les duvets la nuit, les bouches pâteuses d’un lendemain de fête, les chaussettes trempées, les nuits blanches et les couchages à géométrie variable, malgré la violence policière, le piétinement des cultures et les tentatives (globalement ratées) de stigmatisation de la part du préfet, du nouveau Premier ministre et de leur horde de chefaillons locaux, ils ont tenu bon. Merci à eux d’avoir gommé l’histoire déjà écrite des documents administratifs.
Merci, bien sûr, aux milliers de personnes qui ont chacune à leur façon contribué à la lutte et soutenu ceux qui vivaient sur la ZAD. En réaction aux destructions, plusieurs centaines de collectifs ont vu le jour et l’enjeu est enfin devenu national. Des kilos de bouffe, de couvertures, de vêtements, de médocs, de matériaux de construction ont envahi la Vacherie. Des militants ont accouru de toute part, pour un jour ou une durée indéterminée. Entre autres images réconfortantes : une mamie venue apporter des couvertures pour ces jeunes en proie au froid. Elle n’avait pas d’opinion sur le projet. Mais les sages savent bien repérer qui construit et qui détruit. Le massacre des jardins, des maisons, les températures en dessous de zéro, les gardes mobiles indifférents et derrière eux les lunettes carrées, impassibles, du représentant de Vinci, ont achevé de la motiver. La solidarité est notre arme.
Merci, donc, mais beuglons-le une nouvelle fois, c’est grâce à 80 loustics qu’il est devenu possible de gagner. (...)
Saluons la salutaire capacité d’adaptation des militants, qui ont su conserver l’authenticité de cette lutte.
Orages, ô espoirs
Un des côtés géniaux en fut justement le respect et l’encouragement de toutes les formes d’action radicales. Quand les militaires attaquent la forêt de Rohanne, des oppositions complémentaires permettent de tenir le coup. Pendant que des danseurs de musique bretonne se touchent les auriculaires à moins d’un mètre du cordon de gendarmes, un clown les singe. Le gars au biniou fonce sur les bleus, d’autres rampent nus devant eux, certains s’enchaînent aux arbres ou encore jettent de la boue, de l’urine, des feux d’artifices, des cocktails Molotov. Les stratégies violentes comme non violentes sont respectées. En essayant de fuir le piège du virilisme bagarreur (et ce ne fut pas facile) ou à l’inverse du pacifisme impuissant qui tend l’autre joue (là, ce fut facile).
Au lendemain de cet assaut de la mi-octobre 2012, les planches des cabanes ont été descendues et détruites, il ne reste alors plus que des bouts de verre éparpillés, vestiges du passage de cet escadron de gendarmerie imbécile 5. La lassitude pourrait l’emporter, mais ce serait oublier l’un des autres côtés extraordinaires de cette lutte : une volonté infatigable de tout reconstruire (...)
Continuons les hommages, chapeau à ces résidents. Les grimpeurs ont beau être munis de cordes et de mousquetons, lorsque le vent souffle fort, il faut une sacrée dose d’habitude ou de courage pour rester à plus de 7 mètres de hauteur entre 3 arbres gros comme mon bras. (...)
Les autres, les Romains de l’opération César, qui ratifient tout sur la base de statistiques, d’ambitions politiques et financières, qui cautionnent l’envoi de centaines de forces du désordre et les exactions qui vont avec, se retrancheront plus tard avec leur mauvaise foi derrière un « C’était écrit ». Ils savent bien, au fond d’eux, qu’ils ont perdu. Ils sont venus, hautains, pensant vider la zone en un tour de tonfa avant la trêve hivernale. On sait ce qu’il advint. Aujourd’hui, les flics qui harcèlent les passants en permanence veulent quitter la zone.
Les habitations qui ont disparu des cartes ne sont pas prêtes d’être effacées de nos mémoires. Chaque maison, chaque route, chaque carrefour, chaque champ est désormais associé à des moments de vie et à une bataille (...)
Je suis sûr qu’un jour j’emmènerai ma fille, née un peu plus d’un an avant que 40 000 personnes ne viennent de toute la France fouler le sol de Notre-Dame-des-Landes en soutien aux expulsés, se promener dans une ZAD libérée de Vinci. On imaginera Jean Ferrat fredonner la campagne nantaise. Et je lui raconterai cette ville qui a émergé d’un coup. Un « Far-Ouest » de constructeurs solidaires et non plus solitaires, d’où le shérif s’est fait virer avec son goudron et nos plumes. Je crois bien, même, que je paierai ma tournée dans le saloon à prix libre qui tiendra encore debout.