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Mediapart
Emmanuel Macron, dernier défenseur de la théorie du ruissellement
Article mis en ligne le 4 mai 2021

Malgré l’abandon officiel par les États-Unis de la théorie du ruissellement, Emmanuel Macron s’acharne à faire un lien entre fiscalité, emplois et industrie. Et devient un des dirigeants les plus conservateurs au monde sur le plan économiqu

Le contraste est impressionnant. Le même jour, le 30 avril 2021, le président des États-Unis Joe Biden proclamait devant le Congrès que « la théorie du ruissellement n’a jamais fonctionné », tandis qu’Emmanuel Macron, lui, défendait, dans une interview à la presse quotidienne régionale, la baisse des prélèvements, et surtout son grand œuvre, la fin de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) pour les patrimoines mobiliers, au nom de l’exigence de réindustrialisation. Pour lui, les échecs de la France pendant la pandémie s’expliquent en grande partie par le fait que l’on « aurait dû faire cette réforme fiscale il y a 10 ou 15 ans ». (...)

Certains ne voient cependant pas dans cette divergence une contradiction. La France taxera en effet formellement davantage les plus riches que ne le font les États-Unis, même après la réforme Biden. Aussi devrait-on voir dans la divergence de directions entre les politiques fiscales états-unienne et française une forme de convergence vers un point d’équilibre fiscal rationnel et idéal. On retrouve là l’obsession de l’équilibre des pensées néoclassiques en économie, mais, concrètement, ce point d’équilibre ne signifie pas grand-chose.

Il est effectivement très difficile de définir ce qu’est une taxation trop élevée. Le niveau de fiscalité correspond à un choix de société et est adossé à la nature des structures publiques en partie financées par l’impôt et qui bénéficient à ceux qui paient ce dernier. Un taux d’impôt sur les sociétés à 25 % n’a donc pas la même « valeur » dans des pays où les infrastructures technologiques, routières, éducatives et sanitaires sont différentes. En clair : pour un même taux, les entreprises n’en ont pas « pour leur argent » au même niveau. Une convergence autour d’un taux fixe n’a donc aucun sens en soi, à moins de considérer que l’état de ces infrastructures est le même dans tous les pays.

C’est la grande faiblesse de la fameuse « courbe de Laffer » qui a été une des bases de la théorie du ruissellement et qui n’est que la traduction graphique naïve du proverbe « trop d’impôt tue l’impôt ». Mais l’essentiel est de savoir où se situe ce « trop ». Or Laffer et les néolibéraux ont considéré que ce « trop » était absolu et non relatif, et ont renversé la sagesse populaire en un « moins d’impôt signifie plus de recettes fiscales car plus d’activité économique ». La justification de cette vision est celle d’une liberté absolue de circulation des capitaux, qui iraient là où ils sont le plus protégés, donc le moins taxés.

Cette vision est clairement celle d’Emmanuel Macron et de son gouvernement (...)

Or c’est précisément cette logique que le président des États-Unis a remise en cause. Joe Biden parle d’un pays où cette logique néolibérale a été poussée à son extrémité. Donald Trump avait achevé le mouvement avec son plan fiscal de 2017 qui avait réduit encore l’imposition des plus riches et le taux de l’impôt sur les sociétés de 35 % à 21 %. Ce mouvement est évidemment comparable à celui du quinquennat Macron, qui a porté ce même taux de 33,3 % à 25 %. Bien sûr, Joe Biden ne ramène pas ledit taux à 35 %, il s’arrête même à 25 %, renonçant au taux prévu de 28 % sous la pression de la droite démocrate au Sénat. Mais il relève l’impôt sur les plus riches et sur les revenus du capital. (...)

Ce qui compte ici, ce ne sont pas les taux, qui effectivement ont plutôt tendance à converger entre États-Unis et France, mais plutôt les directions, qui, elles, divergent. Or les directions sont plus parlantes que le niveau des taux. En acceptant de remonter les taux d’imposition, Joe Biden reconnaît précisément que les hausses d’impôts ne sont pas des entraves à l’investissement, à la création d’emplois et à la croissance. Et il n’a pas dit que la théorie du ruissellement ne marchait plus ou qu’elle pouvait marcher ailleurs qu’aux États-Unis. Son message est clair : elle « n’a jamais fonctionné ». C’est donc une supercherie. À Washington comme à Paris.

Mieux même, en faisant participer davantage les entreprises et les plus riches à l’amélioration des structures sociales et des infrastructures du pays, il reconnaît que la liberté donnée aux capitaux ne permet pas d’organiser correctement la société et de procurer le bien-être collectif. Joe Biden a même reconnu que les impôts faibles appauvrissaient l’État, au lieu de le renflouer comme le veut la pseudo-théorie de Laffer. De là sa critique de la théorie du ruissellement : baisser les impôts en espérant que les capitaux privés organisent le bien-être présent et futur par une forme d’ordre spontané est un leurre.

Et c’est bien ici que se situe la divergence profonde entre Joe Biden et Emmanuel Macron. (...)

La rupture de Joe Biden avec la pensée trumpiste met donc aussi le gouvernement français face aux limites de sa logique économique. Car, finalement, la question du niveau du taux est ici différente : si les États-Unis ont des taux d’imposition plus faibles, leur niveau de prestations publiques l’est aussi. Ce que dit l’actuelle administration Biden, c’est que cette situation est nocive et qu’il vaut mieux des impôts plus élevés pour obtenir de meilleures prestations publiques et, in fine, une dynamique économique plus saine.

Pourtant, Emmanuel Macron continue à croire, comme Donald Trump, que l’on atteindra la croissance en abaissant à la fois les impôts et le niveau des prestations publiques (d’où les réformes des retraites et de l’assurance-chômage, et l’annonce d’une norme de dépenses publiques dans l’avenir). Idéologiquement, la divergence avec Washington semble donc immense sur le plan fiscal. (...)

Le problème, c’est que la réalité donne plutôt raison à Joe Biden qu’à Emmanuel Macron. D’abord, il suffit de faire quelques constats simples : la désindustrialisation a touché des pays à la fiscalité très avantageuse, à commencer par le Royaume-Uni ou les États-Unis, précisément. (...)

la Suède, pays qui a inspiré, pour des raisons de réindustrialisation, le prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital, a été avec cette fiscalité du capital un des pays à se désindustrialiser le plus rapidement (...)

Autrement dit, avec sa fiscalité décourageante, la France a réduit son écart industriel avec la Suède potentiellement si attractive fiscalement ! La conclusion va de soi : le maintien de l’industrie dépend peu, voire pas du tout du niveau des impôts sur les plus riches et le capital. Il n’y a pas de ruissellement. (...)

Bref, l’assurance d’un Emmanuel Macron quand il fait le lien entre baisse de la fiscalité, emploi et réindustrialisation n’est rien d’autre que de la poudre aux yeux.

Il se paie donc de mots et s’enferme dans sa bulle idéologique. Cela n’est guère étonnant, tant sa logique du ruissellement est à la fois naïve et déconnectée de la réalité du capitalisme contemporain. Naïve, on l’a vu, parce qu’elle prétend tirer un lien direct entre prospérité, et, singulièrement, prospérité industrielle, et niveau de la fiscalité. Joe Biden et les chiffres disent le contraire, le président français en reste à ses certitudes.

Déconnectée ensuite parce que le capitalisme contemporain n’est pas constitué par ce lien simple entre épargne, finance et industrie. Dans la vision macronienne, le détenteur de capital utilise son épargne pour investir dans des activités qui créent des emplois et de la richesse. Cette vision pose déjà un problème concernant le choix des investissements et leur dépendance aux cycles. Mais le capitalisme contemporain est financiarisé. Autrement dit, la sphère financière capte une partie de la richesse pour sa propre utilité. L’idée que l’achat d’une simple action sur les marchés peut conduire à créer des emplois industriels est évidemment fausse. Les marchés financiers sont moins des outils de financement de l’économie que des bulles autonomes de valorisation de patrimoines. (...)

Reste que si les fondements économiques de la théorie du ruissellement ne tiennent pas, cette dernière n’est plus qu’une politique de redistribution à l’envers, où l’État est mis au service de l’enrichissement des classes aisées. C’est une simple politique de classe. Et c’est bien pourquoi Emmanuel Macron s’accroche à ses fausses évidences pour éviter une remise en cause qui est partout à l’œuvre.

Emmanuel Macron est donc désormais accroché à une théorie du ruissellement qui n’est plus qu’une idée zombie. Cette posture le place dès lors parmi les gouvernements les plus conservateurs du monde actuel. (...)

Dès lors, la position française en matière fiscale apparaît désormais comme une relique de la vision économique de Donald Trump. Plus que jamais la « révolution » d’Emmanuel Macron s’affirme comme une contre-révolution visant à sauvegarder un néolibéralisme en déclin. (...)