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En Guadeloupe, l’eau courante, potable, est devenue un luxe
Article mis en ligne le 13 juillet 2021

En Guadeloupe, des milliers d’habitants vivent au rythme des « tours d’eau », des coupures programmées, ou n’ont tout simplement pas d’eau au robinet depuis plusieurs années. Les habitants subissent des coupures prolongées, même en pleine pandémie de Covid-19. Face à la catastrophe sanitaire, les pouvoirs publics sont accusés d’incurie. Premier volet de notre série.

« Ne pas avoir d’eau en période de crise sanitaire, c’est quasiment criminel », lance Philippe Gustin, le préfet de Guadeloupe, le 14 avril 2020, sur les ondes de Radio Caraïbes International. Au centre hospitalier de la Basse-Terre, c’est pourtant une réalité : l’eau a manqué au début de la pandémie de Covid-19. « Le jour où les infirmières devaient faire les premiers prélèvements Covid, il n’y avait pas d’eau pour se laver les mains. J’ai dû leur amener des seaux d’eau », se remémore Marie-Catherine Receveur, cheffe du service infectiologie, encore marquée par cet épisode. « Cela a rendu les soins beaucoup plus lourds pour les patients », soupire l’infectiologue. Depuis, l’établissement s’est équipé d’une réserve d’eau de trois jours pour ne plus subir ces coupures d’eau chroniques.

C’est un scandale français : en Guadeloupe, l’eau courante, potable, est devenue un luxe. Dans l’un des départements d’outre-mer, des milliers d’habitants vivent au rythme des « tours d’eau », des coupures programmées, ou n’ont tout simplement pas d’eau au robinet depuis plusieurs années. Aujourd’hui, plus de 60 % de l’eau potable produite dans l’archipel est perdue dans la nature, à cause de la vétusté du réseau et des fuites sur les canalisations.

Tous les services publics sont touchés. Les pompiers se retrouvent parfois à aspirer l’eau des piscines pour éteindre un incendie, lorsque les bornes d’incendie sont à sec. Le comble dans une des régions les plus pluvieuses du monde. « Le problème, c’est qu’on éteint les incendies avec de l’eau potable. Quand il n’y a pas d’eau pour les habitants, il n’y a pas d’eau pour éteindre les incendies, expose Félix Anténor-Habazac, directeur du service départemental d’incendie et de secours, à la caserne des Abymes. Parfois, il faut prier. » (...)

Le 30 décembre 2020, sur la commune du Moule, à l’est de la Grande-Terre, un feu démarre pendant un tour d’eau. Heureusement, la maison est abandonnée. Avec le vent, cinq maisons sont brûlées, mais aucune victime n’est à déplorer. Quelques semaines plus tôt, le 4 décembre, un incendie s’était déclenché dans un entrepôt de la zone industrielle de Jarry. À sec, les pompiers avaient été obligés de tirer des tuyaux et de chercher de l’eau 500 mètres plus loin, traversant un axe de circulation important et créant des embouteillages monstres sur l’archipel.

Des pénuries d’eau qui touchent aussi les enfants et les adolescents. Début septembre, pour la rentrée 2020-2021 et en pleine pandémie de Covid-19, pas moins de quarante-quatre écoles étaient fermées en Guadeloupe à cause des problèmes d’eau, selon le rectorat. « C’est d’une indignité absolument totale, avec un droit à l’eau complètement bafoué et des effets sur la scolarisation, s’indigne auprès de Mediapart la députée Mathilde Panot (LFI). Il y a une faillite généralisée. » (...)

Qui sont les responsables de ce naufrage guadeloupéen ?

Depuis la fin des années 1960, les villes et les communautés d’agglomération, qui ont pris la compétence de l’eau et de l’assainissement, ont délégué une grande partie de l’exploitation du réseau guadeloupéen à la Générale des eaux, filiale de Veolia. La multinationale a quitté la Guadeloupe à partir de 2015, en conflit ouvert notamment avec le SIAEAG, premier syndicat intercommunal de l’eau et de l’assainissement de Guadeloupe. Comme nous le verrons dans notre série, les responsabilités des collectivités et de Veolia dans ce fiasco sont partagées, et lourdes.

Mais notre enquête montre qu’au-delà des compétences en eau et en assainissement, allouées aux collectivités locales, ce sont des questions de santé et de sécurité publique qui se posent dans ce département français d’outre-mer. Ainsi, selon nos informations, l’État, alerté depuis la fin des années 1990 sur la vétusté du réseau, n’a pas su réagir à temps face au scandale de l’eau en Guadeloupe. Bien qu’en juillet 2010, à l’Assemblée générale de l’ONU, la France ait voté pour l’accès à l’eau potable et à l’assainissement comme droit fondamental. (...)

La molécule de chlordécone a été utilisée comme insecticide dans les bananeraies, jusqu’en 1993, malgré sa dangerosité connue. Environ 95 % de la population guadeloupéenne est contaminée au chlordécone et le taux de cancers de la prostate explose. Les sols sont contaminés pour les 600 prochaines années, et l’eau n’y échappe pas.

Le 10 juin dernier, à Gourbeyre, sur la Basse-Terre, l’agence régionale de santé (ARS) a émis une alerte pour interdire la consommation de l’eau du robinet à cause d’un dépassement de seuil au chlordécone. Dès 2000, des filtres à charbon actif ont été installés sur certaines usines de production d’eau potable. Mais face au risque, les Guadeloupéens surconsomment de l’eau en bouteille, traitée également, soit près de 80 millions de bouteilles par an, selon le leader du marché Capès Dolé.

Le budget de Betty et des autres ménages explose, entre les packs d’eau et les factures pour l’eau « courante », qui est la plus chère de France, selon les dernières données de l’Office français de la biodiversité (OFB). (...)

Malgré une promesse du gouvernement et d’Emmanuel Macron en 2018 d’y mettre fin en deux ans, les tours d’eau n’ont jamais cessé. Cette pratique de distribution d’eau en alternance endommage encore plus les canalisations. Dans de nombreux secteurs, le planning n’est pas respecté, privant d’eau les habitants pendant plusieurs jours parfois.

Face à ce désastre, la société civile ne cesse d’alerter les autorités. De nombreuses associations citoyennes ou collectifs d’usagers de l’eau se sont formés ces dernières années. (...)

« Ça se termine souvent avec des coups de matraque et des gardes à vue, déplore le cofondateur Yannis Chipotel. Certaines personnes ne veulent pas entendre la vérité. »

Le 16 juin dernier, les militants entraient pacifiquement dans les locaux de Karuker’Ô, filiale de Suez, pour exiger des réponses. (...)

Comment en est-on arrivé là ? À ne plus pouvoir fournir de l’eau à ses citoyens, dans un département français ? À mettre en péril des services publics, y compris des hôpitaux et des écoles ? (...)

Plusieurs communautés de communes sont aujourd’hui trop lourdement endettées pour réaliser des travaux sur les réseaux et collectionnent les procédures judiciaires. (...)

Le SIAEAG, premier syndicat de l’eau de Guadeloupe, présent sur toute la partie est de l’archipel, est lui régulièrement pointé du doigt comme le responsable de tous les maux. Un collectif de citoyens en colère victimes de coupures s’est même réuni sous le mot-dièse #BalanceTonSIAEAG en décembre 2019. Il faut dire que quelques semaines plus tôt, en novembre, l’ex-président du SIAEAG, Amélius Hernandez, était condamné à trois ans de prison, dont un ferme, pour détournement de fonds publics et favoritisme.

L’ancien patron du syndicat des eaux de Guadeloupe était notamment jugé pour favoritisme et pour avoir financé sur les comptes du SIAEAG des frais de voyage et de bouche somptuaires entre 2007 et 2014. Une condamnation qui a fortement contribué au malaise et à la défiance de la population envers le SIAEAG.

Gravement endetté, le SIAEAG doit être dissous d’ici à la fin de l’été afin de créer un syndicat unique sur l’eau et l’assainissement en Guadeloupe, comme le missionne une loi promulguée en avril 2021. « Il faut un vrai audit pour clarifier les choses », lâche Ferdy Louisy, président du SIAEAG depuis septembre 2020. « La situation du SIAEAG est l’arbre qui cache la forêt. Ce n’est pas le SIAEAG le problème de l’eau en Guadeloupe », prévient l’élu.

Des alertes à l’État dès 1997 (...)

Vingt ans plus tard, les courriers d’associations guadeloupéennes de citoyens en colère s’empilent sur les bureaux de l’Élysée. (...)

Depuis cinq ans, les gouvernements successifs délivrent des plans d’urgence, sans grandes conséquences sur l’amélioration du réseau. (...)

Contacté par Mediapart, le ministère des outre-mer explique que l’État finance « environ 25 % des coûts d’une remise en l’état des réseaux d’eau et d’assainissement estimée à horizon dix ans à 400 millions d’euros par an », soit 100 millions d’euros par an pour l’ensemble des collectivités ultra-marines, en plus de 10 millions d’euros issus du plan de relance pour la Guadeloupe sur 2021 et 2022, et de diverses aides sous forme de subventions ou de prêts de banques publiques.

Des moyens très loin d’être suffisants pour l’Office de l’eau de Guadeloupe, qui estime à près de 2 milliards d’euros les investissements nécessaires pour reconstruire les réseaux d’eau potable et d’assainissement. « (...)

Après l’urgence, la lassitude se fait ressentir sur le terrain. « On répare, mais ça pète ailleurs », nous lâche, fatigué, un artisan d’une entreprise locale en train de colmater une fuite. Au bout de la route, à quelques centaines de mètres seulement, se dresse pourtant l’usine principale de Belle-Eau-Cadeau, censée délivrer près de 40 % de l’eau potable de l’île.