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Mediapart
En Haute-Loire, au « pays des Justes » : la rumeur et les cendres
Chroniques de la haine ordinaire (1/15) Reportage
Article mis en ligne le 26 janvier 2022

Il y a toutes sortes de feux qui peuvent embraser un village. Celui qui brûle dans la nuit du 24 novembre 2021 dans la petite bourgade de Saint-Jeures, 900 âmes, perchée à plus de 1 000 mètres d’altitude aux portes du Haut-Lignon, pas loin du Puy-en-Velay, personne ne l’a vu ni entendu.

Noémie et son conjoint se souviennent pourtant bien de cette nuit-là. Toute une soirée à se relayer pour s’occuper de leur enfant malade. Le gros chien patou de la famille, posté dehors, n’a pas aboyé. Alors, quand il a vu les flammes danser près du mur de la cuisine, le conjoint de Noémie a pensé à la réverbération de leur poêle à bois. Pas à la possibilité que le terrain du voisin soit en feu. Il devait être cinq heures passées.

À quelques mètres de là, Denis, 65 ans, ouvrier mécanique à la retraite, levé aux aurores, est interpellé par l’éclat blanc-bleu d’un gyrophare. Il pense à tort aux lumières du chasse-neige. Ce sont en fait les pompiers qui interviennent.

Les outils, l’Algeco et le véhicule de chantier de son voisin Yassine F., 38 ans, père de trois enfants et engagé dans les travaux de terrassement de sa future maison, viennent de partir en fumée. Denis, furieux, prend son téléphone pour annoncer la mauvaise nouvelle à ce jeune voisin qui réside à Lyon avec sa famille en attendant la fin des travaux : « Les fumiers, ils ont mis le feu à ton chantier. »

« Ils » ? Qui ? Denis n’en sait rien, ou préfère ne pas accuser à tort.

Trois mois après l’incendie, en cette fin du mois de janvier, sa colère reste intacte. Car rien n’a bougé à Saint-Jeures. Les épaves calcinées sont toujours à la même place. L’enquête des gendarmes semble au point mort. Et l’omerta règne au village. Seule nouveauté : des affiches du groupuscule identitaire Les Nationalistes, vantant la « France du travail et des familles » contre « l’immigration », ont fait leur apparition sur les transformateurs du bourg, avant d’être rapidement arrachées.

Denis fulmine : « On ne sait peut-être pas qui a mis le feu mais on sait qui a allumé la mèche. » « La mèche », c’est la rumeur, ce feu qui brûle dans un murmure et qui a embrasé le village bien avant l’incendie. (...)

Quand il commence le chantier le 10 novembre, il est loin de s’imaginer que les plans de sa future maison ont déjà fait le tour du village et qu’ils sont scrutés à la loupe. Pour certain·es villageois·es, l’association d’idées est vite faite : musulman + coupole + salle de prière, Yassine cache quelque chose de grave.

La rumeur est tenace et Yassine ne va pas s’en défaire. Au bar-tabac du bourg, les on-dit se transmettent. Dans les communes avoisinantes, au club de gym, au bar, à la boulangerie, on parle d’une « école coranique », de cette piscine qui pourrait servir aux « ablutions », d’une « mosquée » clandestine qui attirerait les fidèles de toute la région.

On ironise même en sous-main sur « la mosquée à Dédé ». « Dédé », le maire, André Dubœuf. Sans étiquette, l’ancien entraîneur emblématique de l’équipe de foot de Saint-Jeures se remet de son infarctus arrivé à l’été quand il assiste, aux premières loges, à l’explosion de la rumeur. Mais il laisse dire. Il a pourtant matière à réfuter : lui-même, qui reconnaît avoir été gagné par le doute, avait discrètement saisi la sous-préfecture pour s’assurer en amont de la régularité des finances de ce futur résident musulman.

« On m’a dit que c’est quelqu’un qui n’est pas fiché S, qu’il a une quinzaine d’entreprises, confirme-t-il auprès de Mediapart, dans son bureau à la mairie. On a reçu deux fois les renseignements généraux, tout était dans les clous. » (...)

Yassine ne sait rien des démarches du maire, des quolibets à son sujet et des fantasmes autour de son projet. Il garde encore une haute idée du village. Saint-Jeures, c’est « la montagne-refuge », la terre des « Justes », un plateau paysan pétri de christianisme social, qui a accueilli toutes sortes de populations persécutées, des protestants aux juifs, en passant par les républicains espagnols. Plusieurs milliers de juifs ont été sauvés des griffes de Vichy, dont de nombreux enfants, grâce aux gens du coin.

Le 9 novembre, un jour avant le début du chantier de la maison, l’ambassade d’Israël délivrait d’ailleurs à titre posthume, dans la salle polyvalente de Saint-Jeures, à quelques mètres du terrain de Yassine, la médaille des justes parmi les nations à une habitante du village ayant caché des juifs.

Une terre solidaire. Yassine s’accroche à cette image d’Épinal. Au début des travaux, des enfants d’un paysan du coin viennent lui donner main-forte. On lui prête également des outils agricoles. (...)

En dehors de ce voisinage direct, la rumeur prend forme. « Il y avait des allées et venues incessantes, se souvient la voisine Noémie. Tout le monde s’arrêtait devant son terrain. Et alors que Yassine était en train de travailler à côté, on venait me voir, moi, pour me demander : “Vous savez ce qui se passe chez votre voisin ?” C’était du délire. » (...)

La mairie, de son côté, est inondée de coups de fil et de courriers. La fronde est menée en sous-main par deux figures historiques du village, Jo et son grand frère, Michel. Petits-fils de l’ancien maire vichyste de Saint-Jeures, également descendants d’un seigneur local, les deux frères possèdent des bois et de jolies maisons typiques, dont une inscrite à l’inventaire des monuments historiques.

Jo et Michel, tous les deux à la retraite, ont aussi le bras long. Ils connaissent bien le maire du village, « Dédé », ce sont de vieux camarades de vestiaire, mais ils sont surtout très impliqués dans les associations de préservation du patrimoine local, ce qui leur donne accès à un carnet d’adresses de notables locaux.

Ensemble, ils démarchent à tout-va pour faire capoter le projet de Yassine. (...)

ils arrivent à rallier des propriétaires de résidences secondaires à leur mouvement. Ils lancent une pétition, chargent un neveu notaire de leur dégoter un ami avocat pour déposer un recours, lèvent des fonds. Mails, coups de fil, courriers, le démarchage est offensif. « J’ai contacté environ 200 personnes », se félicite Michel auprès de Mediapart. (...)

Jo, qui se revendique électeur socialiste mais affirme que « Zemmour dit tout haut ce que tout le monde pense », acquiesce : « Ces gens-là savent bien faire les gentils, mais on sait comment ça marche », lance-t-il, attablé dans la grande salle à manger de sa maison traditionnelle au fond du hameau. Sur le fond, tout est envisageable, explique Jo : « implication d’un homme politique en haut lieu », « un organisme qui finance derrière »… Les suspicions sont sans fin, selon cette idée qu’« on peut tout s’imaginer puisqu’on ne sait presque rien ». (...)

Pour le reste, le Saint-Jeurois conseille très sérieusement de s’en référer à Astérix et Obélix, plus précisément à l’album La Zizanie pour saisir la situation. L’histoire d’un étranger hideux envoyé par Rome pour infiltrer le village gaulois et créer la division : le récit lui semble parlant.

Les théories du complot qui flambent dans la boucle de mails lancée par un groupe de villageois·es auquel appartiennent les deux frères sont du même ton. Tout le monde y va de son petit commentaire, de sa petite enquête. (...)

Le 22 novembre, deux jours avant l’incendie, la députée de Haut-Loire Isabelle Valentin (Les Républicains) envoie un courrier à l’attention des maires de sa circonscription pour leur demander de rester vigilants sur les « constructions improbables (sic) qui pourraient mettre à mal la vie de la commune et les conflits entre habitants ».

« Il faut laisser poser les choses, il ne faut pas stigmatiser ni les uns ni les autres », élude-t-elle désormais auprès de Mediapart, au sujet des rumeurs infondées et des propos racistes dont a été victime Yassine.

Au dire de Jo, d’autres personnalités politiques sont alors très engagées sur le dossier. Elles « ne veulent pas apparaître par crainte d’être traitées de racistes », précise-t-il. Parmi celles-ci, et non des moindres, figure la maman du président de région, Laurent Wauquiez (LR).

Le week-end précédent l’incendie du 24 novembre, Éliane Wauquiez, elle-même ancienne édile d’une commune alentour, prend à son tour son téléphone : « Elle a appelé la presse en demandant si les journalistes étaient au courant de la construction d’une future mosquée à Saint-Jeures et s’ils n’avaient rien écrit jusqu’alors par crainte, fait savoir un témoin. Après coup, la chronologie des faits m’a paru troublante. »

Sollicitée par Mediapart, Éliane Wauquiez se dérobe désormais, expliquant qu’elle « habite en Ardèche » et qu’elle n’a rien à dire sur le sujet.

L’incendie, point culminant de la rumeur, n’y met paradoxalement pas un terme. Elle continue de plus belle. Et évolue en franchissant même un nouveau palier. Cette fois, Yassine est accusé d’avoir lui-même mis le feu à son terrain. Scénario alimenté par Michel (...)

Dans le village, rares sont celles et ceux qui tentent de mettre le holà. (...)

Choqué, comme sa femme, par l’absence de condamnation publique, cet ancien professeur d’espagnol décide de signer avec elle une lettre ouverte publiée dans la presse locale le 26 novembre, pour faire part de son soutien à Yassine et témoigner de leur « honte ».

Le 17 décembre, face aux tensions, le maire André Dubœuf décide d’organiser une réunion publique en présence de Yassine pour apaiser les choses. Les pressions sont fortes. Il y a le groupe très mobilisé de Jo et Michel, les nombreuses lettres de riverain·es et d’autres venues d’ailleurs. Il y a aussi la menace de l’extrême droite, qui a profité du chahut pour s’immiscer dans les affaires du village.

À la suite de la reprise sur le site de la fachosphère Fdesouche d’articles sur l’incendie, le maire a été destinataire de plusieurs courriers anonymes. Il y est notamment traité de « traître islamophile et collabo pro-invasion ». (...)

Une réunion qui vire au tribunal populaire

Ce 17 décembre, une centaine de personnes y assistent, encadrées par des gendarmes et des représentants du renseignement territorial. Yassine fait face à l’assistance. Plusieurs sont venus de loin. Des propriétaires de résidences secondaires ont jugé bon d’envoyer des émissaires pour prendre des notes. Les débats tournent rapidement au « tribunal populaire », la réunion est « surréaliste », écrit la presse locale, qui relève les nombreuses interrogations déplacées qui fusent : « Si vous avez beaucoup d’argent, pourquoi vous venez à Saint-Jeures ? Pourquoi faites-vous onze chambres ? C’est un hôtel ? », « Détaillez-nous les différentes pièces. Pourquoi avoir pris un architecte à Nanterre ? »

Le conseiller municipal Didier Rault s’élève contre le « feu roulant de questions » auquel est soumis le propriétaire musulman et « qui ne se posent pas normalement en démocratie ». Les voisin·es direct·es de Yassine tentent d’apporter leur soutien, en vain. (...)

Les semaines ont coulé depuis la réunion publique. Et l’épisode a laissé des marques invisibles. La femme de Yassine, enceinte au mois de décembre, a fait une fausse couche, mais il ne veut pas s’étaler sur le sujet. « Je ne cherche pas à me faire passer pour victime, ni à tirer des liens de causalité », explique-t-il calmement.

Quant au projet de maison, tout est flou. « J’ai compris qu’on pouvait être au pays des Justes et ne pas accepter pour autant un musulman. » Ses filles ne sont pas encore au courant. Il a réussi à le leur cacher.