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L’Insatiable
En hommage à Bernard Maris un entretien qu’il avait accordé à Valérie de Saint-Do pour le numéro 75 de Cassandre/Horschamp
Article mis en ligne le 8 janvier 2015

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Notre économiste préféré, le merveilleux humaniste Bernard Maris, professeur d’économie à l’université Paris 8 et auteur d’ouvrages intelligemment pédagogiques qui vient de disparaître dans la tragédie qui a touché Charlie-Hebdo, nous avait accordé un entretien pour le numéro 75 de Cassandre/Horschamp, nous vous le proposons ici en hommage à cet homme que nous aimions et admirions.

Et soudain, l’économie devint limpide… Je vois d’ici vos yeux ébahis ! Oui, c’est un sujet auquel cette revue ne vous a pas habitués… Mais lorsqu’il est traité avec une telle prise en compte des enjeux profonds de l’humanité, nous ne résistons pas ! Avec cet Antimanuel d’économie en deux tomes, Les Fourmis et Les Cigales, le professeur d’économie à l’université Paris 8 Bernard Maris – bien connu sous le nom d’Oncle Bernard des lecteurs d’un hebdo que nous avons aimé jadis – encourage une liberté de pensée et un joyeux athéisme vis-à-vis de dogmes qui prétendent au statut de science exacte. Voire de lois naturelles. Car les gardiens de ce dogme n’en finissent pas, au mieux, de se tromper, au pire, de nous tromper, comme en témoigne le krach actuel. À lire ce roboratif essai, totalement à contre-courant des propagandes officielles, qui retourne élégamment l’allégorie de La Fontaine inspirée d’Ésope, ce seraient ces cigales désintéressées que l’on prétend improductives – artistes, chercheurs, inventeurs, penseurs – qui sont vraiment en mesure de sauver la planète… Et les fourmis ne pourraient rien sans elles. (...)

Valérie de Saint-Do : Le deuxième tome de votre Antimanuel d’économie s’intitule Les Cigales. Dans un monde de suspicion vis-à-vis de l’artiste prétendument « improductif », de l’intermittent supposé profiteur, ce titre et cet argumentaire sont éloquents ! Les cigales seraient donc créatrices de richesses non seulement symboliques, mais réelles également ?

Bernard Maris : J’ai voulu défendre les cigales face à une idéologie qui valorise la fourmi, constante, sérieuse. Pensez à cette phrase horripilante : « Mais nous, les entreprises, nous créons de la richesse ! » Eh bien, non, justement, non ! Ce qui crée de la richesse, ce sont les cigales. C’est pour cela que j’ai écrit ce livre ; j’ai voulu montrer qu’en réalité ce sont les gens désintéressés qui créent de la richesse. Ce sont eux qui font vivre les autres : l’homme a évidemment besoin de pain, mais il a aussi un besoin vital de poésie ! Ces peintres, ces musiciens, ces écrivains (même celui qui écrit son roman le soir chez lui, rêvant vaguement au Goncourt en sachant qu’il ne l’aura pas), tous ceux-là sont des créateurs qui apportent l’oxygène dont a besoin une société. Et les marchands se contentent de récupérer cet oxygène pour le vendre sous forme de CO2 conditionné !
La plupart des grandes découvertes de l’humanité sont liées au désintéressement des découvreurs, à de rares exceptions près (...)

Ce qui est important chez les cigales, c’est qu’elles ne sont pas mues par l’argent. Ce sont des gens qui inventent, qui tentent des coups. Et ça marche ou ça ne marche pas. Et à côté, il y a le labeur, l’utile, l’utilitaire. Comme le disait Théophile Gautier : « Tout ce qui est utile est laid… L’endroit le plus utile des maisons, ce sont les latrines. » L’être humain a impérativement besoin de beauté, nous avons besoin de respirer par la beauté…

Cela pose la question du rapport au travail. On a mis en place le statut d’intermittent parce qu’un artiste peut travailler sans être constamment dans la « production ». Il y a une dissociation entre production ponctuelle, rémunérée, et activité permanente… Mais le capitalisme veut étendre ce modèle pour casser l’ensemble des protections dont bénéficient les salariés et les transformer en précaires jetables à volonté… (...)

Je pense que tous les salariés, plutôt que d’être comme des bœufs sous le joug, devraient bénéficier de ce statut : on entre dans le marché, on en sort pour une période de formation ou de voyage, plutôt que d’être constamment dans le labeur. Je ne pense pas que l’on puisse parler de salariés jetables à leur sujet. Mais ce qui est grave, c’est que la réforme qui veut les transformer en intérimaires est malheureusement passée. Le modèle que je porte au pinacle, c’est celui du chercheur. Et j’englobe dans cette catégorie l’artiste, le poète, celui qui cherche sur « le vide papier que la blancheur défend… » [1] ! Celui qui réfléchit, qui se documente, qui est en fait dans le don, parce que pour progresser il est obligé de livrer ses découvertes aux autres, dans la réciprocité.
Il ne s’agit pas là d’un échange marchand. Le chercheur est quelqu’un qui s’extirpe du marché, mais dont le marché, par la suite, profitera d’une façon extraordinaire, avec des applications, des brevets, etc.
Ce chercheur, qui jouit d’une liberté totale, ne « produit » rien. En général, c’est quand on ne cherche pas qu’on trouve ! Toutes les grandes inventions se sont faites par hasard. (...)