Le ralentissement des activités humaines et la baisse de certaines pollutions donnent lieu à quelques sympathiques images - ici des dauphins en liberté dans des eaux portuaires, là l’Himalaya visible à plus de 200 kilomètres, ailleurs le chant des oiseaux redevenu audible... Et si le coronavirus était une bonne nouvelle pour l’écologie ? Faux, martèle François Gemenne, spécialiste en géopolitique de l’environnement. Ce serait même tout l’inverse. Explications.
François Gemenne : Il suffit de regarder concrètement ce qu’il se passe. Aux États-Unis, l’Agence de protection de l’environnement suspend ses réglementations ; en Europe, la Pologne et la République tchèque remettent en cause le Green New Deal ; de leur côté, les constructeurs automobiles plaident pour l’affaiblissement des normes pour les SUV ; en France, dans un autre registre, le ministère de l’Agriculture autorise les épandages de pesticides juste à côté des habitations. Un peu partout, on utilise la crise comme excuse pour se débarrasser des réglementations environnementales. Avec, à mon sens, un effet très pervers à cela : instiller l’idée que pour avoir une économie qui fonctionne, il faudrait relâcher la contrainte environnementale… Autrement dit, que la protection de l’environnement serait un ennemi de l’économie, ce qui me semble dramatique en termes de message politique !
Comme le dit l’économiste Esther Duflo, la crise devrait ouvrir un grand « moment keynésien » [2]. L’État va avoir, pour la première fois depuis très longtemps, une capacité d’intervention avec une possibilité immense de planification de l’économie. La question, c’est : pour en faire quoi ? Or l’État ne décide pas seul, il est fortement soumis à la pression des lobbys. (...)
Il n’y a qu’à voir l’activisme de l’industrie du gaz de schiste aux États-Unis, ou ces centaines de super tankers qui sont stationnés dans les océans avec des cuves de pétrole remplies jusqu’à ras bord – on stocke actuellement du pétrole en quantité bien plus massive que le PQ ou la lessive ! – et qui attendent juste que le cours du pétrole remonte pour tout remettre sur les marchés. Ça veut bien dire qu’ils comptent beaucoup sur le fait que le pétrole va repartir à la hausse. (...)
Il n’y a qu’à voir l’activisme de l’industrie du gaz de schiste aux États-Unis, ou ces centaines de super tankers qui sont stationnés dans les océans avec des cuves de pétrole remplies jusqu’à ras bord – on stocke actuellement du pétrole en quantité bien plus massive que le PQ ou la lessive ! – et qui attendent juste que le cours du pétrole remonte pour tout remettre sur les marchés. Ça veut bien dire qu’ils comptent beaucoup sur le fait que le pétrole va repartir à la hausse. (...)
On peut même considérer que les mesures préconisées aujourd’hui sont l’opposé de celles qu’il faudrait mettre en œuvre pour lutter contre le changement climatique : on répond au coronavirus dans l’urgence, avec des mesures à la fois subies et très radicales, qu’on sera incapable de tenir dans le long terme – on ne pourra pas éternellement rester confiné ! – alors que le climat nécessite justement des mesures structurelles, et choisies, qui devront obligatoirement s’inscrire dans la durée. La lutte contre le changement climatique passera forcément par davantage de coopération internationale et par des échanges de technologies, certainement pas par un arrêt de l’économie. (...)
Si on sortait du confinement maintenant, on pourrait considérer que l’impact économique de cette crise est globalement comparable à celui de la crise économique et financière de 2008-2009. C’est la durée qui nous dira ce que cette crise a véritablement d’inédit.
Ce qui est quasiment certain, c’est qu’il y aura un effet rebond. La question est donc de savoir s’il sera supérieur ou inférieur au niveau d’avant. Il y a débat à ce sujet. (...)
C’est pour cela qu’il faut se méfier du discours autour d’une « nature qui reprend ses droits », ou qui nous enverrait un message. C’est une idée extrêmement dangereuse qui, outre d’être assez indécente pour les familles endeuillées, risque de créer une réaction tout à fait épidermique chez les gens, une réaction de rejet des mesures de protection de l’environnement, une fois la crise terminée.
Vous ne croyez pas à l’idée que cette crise pourrait être un facteur de prise de conscience ?
Je ne sais pas. Je vois chaque jour plein d’appels, de manifestes et de réflexions pour discuter du « monde d’après ». Tant mieux, ce foisonnement est enthousiasmant. Il peut aussi être trompeur, on peut avoir l’impression que le monde entier se concentre sur l’après, mais je ne suis pas sûr que ce soit l’aspiration de la plupart des gens à court terme. À mon avis, leur principale priorité à la sortie du confinement sera plutôt de retrouver le monde d’avant. Et ça, je pense qu’il faut quand même en être pleinement conscient.
J’y vois même un risque politique, dangereux, qui accréditerait l’idée que pour protéger l’environnement, il faut limiter les échanges, fermer les frontières, rester chez soi, claquemuré dans des communautés autarciques. Comme si les agendas politiques des survivalistes et des nationalistes pouvaient se rejoindre et se valider mutuellement, dans une sorte d’alliance contre-nature, avec le risque de former un discours formidablement puissant. (...)
La mondialisation favorise et accélère la propagation du virus, et elle nous démunit, aussi, face à la pandémie. Mais ce n’est pas elle, en soi, qui crée la maladie !
De son côté, l’Union européenne ne semble pas non plus en mesure de proposer une réponse efficace…
La Commission européenne n’est quasiment nulle part. Des pays traditionnellement pro-européens, comme l’Italie, sont en train de s’en éloigner. Je n’aurais jamais cru qu’on pourrait en arriver un jour à voir des pays européens se chiper des commandes de masques, sur des tarmacs d’aéroports. Chacun a, en plus, des stratégies de confinement complètement différentes. (...)
L’Union européenne est probablement la seule institution qui possède déjà un plan de relance, prêt et déjà adopté ! Cela pourrait être un vrai plan de sortie de crise, leader en la matière, et qui relancerait une politique commune. Je suis malheureusement sceptique, je crains que la faiblesse des institutions ne permette pas de l’imposer concrètement aux gouvernements qui n’en voudront pas.
Il n’y a pas de stratégie commune ?
Reprocher qu’il n’y ait aucune stratégie commune face à cette crise, c’est faire un mauvais procès aux institutions européennes. Les gouvernements des pays européens n’ont jamais voulu d’une politique de santé commune. Les traités ne contiennent pas de dispositions en ce sens. Ce qui est dramatique, c’est l’incapacité à faire front ensemble, et cette absence totale de solidarité. On aurait pu espérer que cette crise oblige les grands pays européens à jouer la coopération ! Le grand discours sur l’Union européenne qui protège prend forcément du plomb dans l’aile.
Ce qui est très frappant, c’est qu’on constate également cette absence de solidarité, dans une moindre mesure, aux États-Unis, où les États et les gouverneurs se battent entre eux pour des masques. À croire que le coronavirus est une épreuve pour l’idée même du fédéralisme ! De manière plus générale, le droit international est en lambeaux. (...)
Arrêter l’économie pour protéger les plus fragiles, c’est en soi une mesure de solidarité nationale assez remarquable. Mais serions-nous aujourd’hui capables de nous confiner pour protéger des ressortissants asiatiques ou africains ? Rien n’est moins sûr. Or le changement climatique, c’est déjà cette histoire-là. Dans ce cas, personne ne veut ralentir pour protéger les plus fragiles.
Pourtant, le coronavirus est un bel exemple de ce qu’on appelle « la théorie du maillon faible », en relations internationales. Tant qu’on n’aura pas contrôlé le dernier foyer de contamination, tout le monde reste vulnérable. (...)
Le coronavirus nous oblige à repenser notre rapport à autrui, avec cette nécessité de se soucier des plus faibles. Ce qui est, au fond, une autre grosse différence avec le changement climatique, qui ne frappent pas pour l’heure les plus riches ou les plus puissants. Personne n’imagine que Boris Jonhson ou Tom Hanks puissent être des victimes du changement climatique.