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Orient XXI
Enquête sur une PME française qui aide l’armée égyptienne à charger ses revolvers
Article mis en ligne le 6 mars 2018

L’entreprise française Manurhin est le leader mondial des machines-outils fabriquant des cartouches. Depuis les années 1950, elle commerce avec l’Égypte. Une collaboration qui se poursuit presque sans accrocs avec le régime militaire d’Abdel Fattah Al-Sissi, malgré le massacre d’au moins 800 civils en août 2013 par les forces de l’ordre. Une enquête d’Omar Sultan, avec Paul-Anton Krüger du Süddeutsche Zeitung pour la partie allemande.

Au nom de sa lutte antiterroriste, l’Égypte ne cesse d’accroitre son arsenal militaire et répressif, avec le soutien notoire de la France et pour le plus grand bonheur des industriels de la défense. Derrière les mastodontes Dassault et Naval Group, on trouve la petite entreprise Manurhin, dont le siège est à Mulhouse, présente en Égypte depuis la présidence de Gamal Abdel Nasser (NDLR. 1956-1970). Malgré la répression sans précédent des voix dissidentes sous le régime d’Abdel Fattah Al-Sissi, la PME de Mulhouse continue d’y exporter ses machines à fabriquer des munitions.

MASSACRE DE RABAA

Le 12 août 2013, une machine de Manurhin fabriquée en France aurait dû être livrée à l’Égypte. Soit exactement deux jours avant « le plus grand massacre en un seul jour de l’histoire contemporaine » selon Human Rights Watch qui a comptabilisé plus de 800 morts lors de l’évacuation du sit-in de Rabaa. Dans les semaines qui ont précédé cette opération, les affrontements meurtriers ont été quotidiens entre les forces de l’ordre et les partisans de l’ex-président Mohamed Morsi, destitué par l’armée le 3 juillet 2013.

C’est dans ce contexte que les douanes françaises bloquent, selon nos informations, une machine de Manurhin servant à fabriquer des étuis pour des cartouches de 20 et 40 mm. Ces diamètres sont similaires à ceux des balles en caoutchouc et des bombes lacrymogènes utilisées par les forces anti-émeutes.

La veille de cette livraison programmée, la tension est à son paroxysme au Caire. Plusieurs milliers de partisans pro-Morsi continuent d’occuper la place et la mosquée Rabaa Al-Adawiyaa alors que le premier ministre égyptien vient d’annoncer son évacuation « irréversible ». Le 14 août, au petit matin, les forces de sécurité encerclent la place et donnent l’assaut. C’est un carnage anticipé et planifié, de l’aveu même des ministres de l’époque qui avaient tablé sur « un bilan pouvant aller jusqu’à 3 500 morts ». Le jour même, le ministre français des affaires étrangères français Laurent Fabius demande « l’arrêt immédiat de la répression ».

La réaction européenne ne tarde pas. Le 21 août 2013, les 28 États membres décident de « suspendre les licences d’exportation vers l’Égypte de tous les équipements qui pourraient être utilisés à des fins de répression interne et de réévaluer les licences d’exportation » existantes. Cette déclaration est signée par tous les ministres européens des affaires étrangères. Même si cet engagement écrit n’est pas un embargo au sens juridique du terme, le premier ministre Jean-Marc Ayrault se souvient avoir donné « l’instruction de respecter scrupuleusement la décision du Conseil de l’UE prise à l’unanimité. » Pourtant, la France va choisir d’ignorer cet engagement européen : il n’y aura ni suspension ni réévaluation des licences de matériels de maintien de l’ordre à destination de l’Égypte. (...)

. Cette machine n’étant qu’un élément d’une chaine de production, elle ne permet pas à elle seule de produire des bombes lacrymogènes ou tout autre munition. Selon nos informations, le SDGSN estime donc qu’elle ne représente pas de danger immédiat pour les civils égyptiens et décide de lever le blocage de la machine, qui sera livrée à l’usine égyptienne avec un peu de retard sur le calendrier prévu. Un épisode dont Rémy Thannberger nous dit ne « pas avoir le souvenir », mais il précise par email que l’État français a de toute façon « systématiquement renouvelé ses licences d’exportation vers l’Égypte ». Contacté, le SDGSN n’a pas souhaité répondre sur ce cas précis, invoquant le « secret défense ».

UN APPÉTIT POUR LES ARMEMENTS EUROPÉENS

Mais alors pourquoi les autorités françaises ont elles finalement choisi de fermer les yeux, en contradiction avec les déclarations de Laurent Fabius et les instructions de Jean-Marc Ayrault ? « La France ne voulait pas se brouiller avec l’Égypte au moment où elle sentait qu’il y avait des signes d’un appétit égyptien pour des contrats d’armements européens », lâche sous couvert d’anonymat un agent proche des industriels de la défense à l’époque. (...)

Avec le retour au pouvoir de l’armée et l’élection du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi en juin 2014, l’Égypte devient le deuxième client des industriels français de défense. En l’espace de deux ans, l’Égypte s’offre des avions Rafale, deux navires Mistral et une frégate. Manurhin n’a pas attendu Dassault et Naval Group pour s’intéresser à l’Égypte. Ses ventes de 2013 correspondent en réalité à l’exécution de contrats en cours, signés quelques années avant la révolution de 2011 (...)

UN SOUS-TRAITANT ALLEMAND AU-DESSUS DE TOUT SOUPÇON

Dans ses affaires égyptiennes, l’entreprise Manurhin n’est pas seule. Pour fabriquer certaines machines dont l’Égypte est friande, elle a recours à un sous-traitant allemand, Fritz Werner, connu pour avoir fourni tant l’Iran que l’Irak durant la guerre qui déchira pendant dix ans ces deux voisins dans les années 1980. Mais aujourd’hui, l’Allemagne est un peu plus sourcilleuse que la France vis-à-vis des forces de sécurité égyptiennes qui n’hésitent pas à tirer sur des civils depuis le déclenchement de la révolution le 25 janvier 2011. (...)

L’APPLICABILITÉ DES RÈGLEMENTS EUROPÉENS EN QUESTION

Ce vide juridique dans les règles européennes et allemandes a permis à Fritz Werner de maintenir ses relations avec Manurhin et l’Égypte sans éveiller de soupçons. En Allemagne, le bureau fédéral du contrôle des exportations confirme qu’ « aucune licence pour l’installation de machines produisant des munitions en Égypte n’a été délivrée entre 2005 et 2017 ». Or si les boulons et les fourneaux de Fritz Werner sont individuellement inoffensifs, ils servent tous dans l’assemblage de machines à fabriquer des munitions. (...)

Au-delà des aventures égyptiennes du fleuron de l’industrie de la cartouche française, cette affaire pose la question de la valeur des décisions européennes. À quoi servent-elles si les deux principales puissances européennes, l’Allemagne et la France, contournent les engagements pris par leurs propres ministres respectifs (...)

Pour Amnesty International, la position actuelle de la France n’est en tout cas plus tenable concernant le commerce de Manurhin avec l’Égypte. Aymeric Elluin, responsable de plaidoyer « armements et lutte contre l’impunité » de l’ONG, appelle désormais l’État à respecter la Position commune 2008/944/PESC du Conseil du 8 décembre 2008 définissant des règles communes régissant le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires de l’Union européenne en matière d’exportations d’armes, qui recommande de suspendre toute exportation d’armes et matériels connexes « susceptibles d’être utilisés à des fins de répression interne. »