
À l’heure de la mondialisation, des milliers d’espèces profitent de la flotte marchande des hommes pour se déplacer et faire souche, ou pas, dans des environnements marins nouveaux pour elles. Entraînant une homogénéisation des écosystèmes.
Comme les êtres vivants marins n’ont pas plus inventé la téléportation que nous, leurs déplacements à l’autre bout du globe dépendent de nos moyens de transport. Et les taxis ne manquent pas aujourd’hui dans les océans, notamment en raison de l’explosion du transport de marchandises par cargo. Des navires qui offrent deux types de place : la coque, où algues et mollusques se collent (on parle de fouling), ou bien les ballasts, ces grands réservoirs que l’on emplit d’eau de mer pour lester et assurer la stabilité du navire. « En remplissant ses ballasts, un cargo y introduit des milliers d’espèces (du phytoplancton, des larves, des bactéries…). Puis, il traverse les océans et déballaste dans son port d’accueil, en relarguant dans le milieu le volume d’eau et les espèces qui y sont », détaille Philippe Goulletquer. 60 % des espèces introduites dans le monde transitent par cette voie.
Seule une espèce pour mille introduites deviendrait « invasive » ou « proliférante »
Pour le reste, c’est l’aquaculture qui représente le second facteur d’introduction. Volontaire avec l’huître creuse, par exemple, celle que l’on mange. (...)
Dans les années 1990, deux chercheurs de l’université de York, Williamson et Fitter, estimaient que 10 % des espèces transportées parviennent à s’installer localement, 10 % de celles-ci s’établissent durablement, et seulement 10 % des installées posent problème en raison de leur développement. Ainsi, seule une espèce pour mille introduites deviendrait « invasive » ou « proliférante ».
Les zones artificialisées de nos côtes particulièrement favorables à l’installation (...)
Choix d’un vocabulaire de la lutte et de la xénophobie
Priorité donc à la prévention. Une convention internationale, discutée depuis 1970, doit entrer en vigueur en septembre 2017 : elle obligera les navires à s’équiper de systèmes d’élimination des êtres vivants contenus dans les eaux de ballast. « C’est une très forte avancée, qui devrait enlever beaucoup des cas d’introduction », commente Philippe Goulletquer. Autre volet de la prévention, le contrôle strict des importations liées à l’aquaculture afin de limiter les espèces accompagnatrices.
Mais faut-il réellement craindre les espèces introduites, ou espèces non indigènes, rapidement qualifiées d’« invasives », « proliférantes » ou encore « envahissantes » ? « C’est une question extrêmement complexe, car les réponses ne sont pas seulement de nature scientifique, mais relèvent d’une réflexion sur notre rapport à la nature », avance précautionneusement Frédérique Viard. Virginie Maris, chargée de recherche en philosophie de l’environnement au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive, déplore l’« analogie malheureuse » qui a été entretenue sur le sujet par le choix d’un vocabulaire de la lutte et de la xénophobie. Alors que cela n’a rien à voir : « Il y a une grande différence selon qu’on parle des relations entre espèces, ou des relations entre populations d’une même espèce », souligne Frédérique Viard.
Dans les faits, les conséquences de l’installation durable d’une espèce sont multiples, et leur classement en positives ou négatives dépend de l’angle choisi. (...)
Quant à la biodiversité, se porte-t-elle mieux ou moins bien avec des espèces introduites ? « Ce n’est pas parce qu’il y a plus d’espèces que c’est mieux ou moins bien. Le fonctionnement et l’évolution des écosystèmes sont beaucoup trop complexes pour pouvoir trancher dans un sens ou l’autre », affirme Frédérique Viard.
Et même si certaines proliférations sont problématiques, il n’existe pas d’exemple prouvé où elles auraient entrainé la disparition d’espèces marines, selon Thierry Perez : « Pour l’instant, on n’a rien démontré de très probant sur les conséquences en milieu aquatique. Il faut être prudent dans les discours, car il y a très peu de démonstration. » (...)
À l’inverse, dans certains cas, les espèces introduites et envahissantes finissent par reculer. Ainsi, la caulerpe « algue tueuse » serait aujourd’hui en voie de disparition sur les côtes méditerranéennes. D’autres espèces s’intègrent pleinement à leur écosystème et au paysage. (...)
Toutefois, le risque, avec les introductions d’espèces, serait de favoriser un processus d’« homogénéisation biotique » à l’échelle planétaire (...)
« L’intensité de la circulation des individus et des marchandises produit une forme de “McDonaldisation” écologique. On retrouve quelques espèces opportunistes partout, au détriment de la spécificité de certains assemblages qui sont le fruit d’une histoire et d’aléas complexes », explique Virginie Maris.
Le plus important, pour Frédérique Viard, est de prendre conscience des conséquences des activités humaines sur les espaces marins, alors que ceux-ci nous sont moins familiers que les terrestres. (...)