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Est-il vrai qu’un des « pères » des études de genre a admis que ce domaine des sciences sociales n’était pas sérieux ?
/ check NEWS
Article mis en ligne le 8 novembre 2019

Plusieurs médias conservateurs partagent la tribune de Christopher Dummitt, historien canadien, présenté comme un expert en études de genre, dans laquelle il dénonce le fait que ce domaine des sciences humaines serait trop idéologique et pas assez scientifique.

(...) Pas un « ponte » des études de genre selon ses pairs

Que représente Dummitt dans son domaine ? CheckNews, pour le savoir, a interrogé plusieurs chercheurs et chercheuses spécialisés dans les études de genre, et notamment sur les questions de masculinités, puisque c’était le domaine de prédilection de Christopher Dummitt. Nous avons contacté Judith Butler (philosophe américaine, professeure à l’université Berkeley et mondialement connue pour ses travaux sur le genre), Michael Kimmel (sociologue américain et figure universitaire importante sur les questions de masculinités), Raewyn Connell (sociologue australienne connue pour ses travaux sur les thématiques du genre et qui a forgé le concept de « masculinité hégémonique » que Dummitt cite dans son article), Jeff Hearn (sociologue britannique spécialisé sur les questions de masculinité), Patrick Farges (historien français du genre et des masculinités et professeur à l’université Paris-VII-Diderot), Barbara Holland-Cunz (politologue allemande, anciennement directrice du centre d’études sur le genre de l’université de Giessen), Michael Stambolis (maître de conférences en études américaines et études de genre à l’université Bordeaux-Montaigne) et Bruno Perreau (professeur d’études et de langue française au MIT, spécialisé dans les questions de genre).

A l’instar de Judith Butler, qui nous a répondu : « désolée, mais je n’ai jamais entendu parler de Christopher Dummitt », aucun de ces huit chercheurs ne connaît la production universitaire de Christopher Dummitt dans le domaine des études de genre. Pour Bruno Perreau, Christopher Dummitt « n’est en rien un ponte des gender studies, a fortiori des théories critiques du genre. Dans ces espaces, sa notoriété internationale n’est pas avérée. La consultation de la liste de ses publications via la bibliothèque d’Harvard (exhaustive en la matière) permet de voir qu’il n’a publié dans aucune revue sur le genre et les sexualités. Ses publications sont toutes en histoire sociale du Canada. Sauf preuve du contraire, il ne semble pas qu’il ait été affilié dans un centre de recherche reconnu dans le champ du genre et des sexualités. Il quitte donc un espace auquel il n’a jamais appartenu. Seule exception, un de ses livres (The Manly Modern) a été publié dans la collection Sexuality Studies d’UBC Press. Parmi la trentaine d’auteur·es publié·es dans cette collection, je n’en connais absolument aucun·e. Là aussi, des doutes peuvent être émis. »

De même, en comparant le profil ResearchGate de l’historien canadien avec le sien, le britannique Jeff Hearn estime que Christopher Dummitt a « l’air d’un universitaire plutôt mineur ». Pour Michael Stambolis, la reprise de cette tribune par des relais conservateurs « participe à une stratégie militante qui cherche à mettre à mal la notion de genre ». Un avis partagé par Patrick Farges, qui « attire l’attention sur l’utilisation très idéologisée du terme « théorie du genre » : en faisant du genre (qui est l’un des instruments d’analyse du social, au même titre que les enjeux de classes sociales par exemple) une « théorie », cela décrédibilise les recherches en sciences sociales qui s’appuient sur le genre, en en faisant de simples « constructions ». Or toute science sociale a besoin de théorisation pour analyser le social, sinon on tombe dans l’idée qu’il y a des choses « naturelles » (ce que veut la Manif pour tous). Donc, il n’y a pas de manque de sérieux de la part des sciences sociales, mais en face, une volonté de ne pas vouloir comprendre les méthodologies des sciences sociales… » (...)

Christopher Dummitt ne nie pas le fait que le genre puisse être une construction sociale

Contacté par CheckNews pour savoir s’il se voyait comme « un des pères des études de genre », Christopher Dummitt nous a répondu : « non, je ne me considérerais pas comme quelqu’un qui a « fait naître » le domaine ». Il concède n’avoir pas beaucoup de reconnaissance à l’échelle internationale, mais estime que son livre, paru en 2007, a pu avoir de l’influence au Canada : « Ce fut certainement l’un des premiers à étudier sérieusement la masculinité dans l’histoire. Et mon travail est encore régulièrement utilisé pour enseigner l’histoire des genres. »

A propos de son billet, l’historien canadien répond : « A la suite de la publication de mon article, des commentateurs d’extrême gauche et d’extrême droite ont mal interprété ce que je dis. Certains conservateurs suggèrent que mon article montre que le genre est purement biologique et que, d’une certaine façon, vous pourriez prendre ce que je dis pour argumenter contre les droits des homosexuels. Cela me semble ridicule. » Si la Manif pour tous utilise le texte de Dummitt pour y lire que « la théorie du genre est une pure construction idéologique, sans aucun fondement et non scientifique », elle omet en effet de noter que dans le dernier paragraphe de sa tribune, Dummitt écrit : « Il ne faut pas voir dans cette confession un argument pour dire que le genre n’est pas, dans de nombreux cas, socialement construit. »

Mais Dummitt déplore aussi les réactions de l’autre camp : « d’autres, à gauche, ignorent simplement le contenu de ma critique et la présentent comme une campagne de diffamation d’extrême droite. Ça aussi, c’est faux ! » (...)