
Quelles solidarités face à l’épidémie du covid-19 en France ? De quel État va accoucher la consigne d’un confinement total ? Quel lendemain pour cet État qui prétend assurer une totale prise en charge de la crise et de ses conséquences ? En piochant dans les issues de la guerre de 14-18, Nicolas Patin, historien et maître de conférence à l’Université Bordeaux-Montaigne, appelle à garder « les yeux ouverts ».
Le 4 août 1914, alors que la France est attaquée par les Allemands et que l’Europe plonge dans la « Grande Guerre » – comme on l’appelle à l’époque – le président du Conseil, René Viviani, prononce cette phrase :
« [la France] sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera devant l’ennemi l’union sacrée et qui sont aujourd’hui fraternellement assemblés dans une même indignation contre l’agresseur et dans une même foi patriotique. » (...)
Cette « union sacrée », c’est celle que le gouvernement nous demande, en répétant à l’envi que « c’est la guerre » face à la pandémie de Covid-19 qui frappe le monde et la France. (...)
Le vocabulaire de 1914-1918 revient en force dans les journaux : « on se prépare à monter au front » après une courte « veillée d’armes » ; la bataille se joue dans des « tranchées hospitalières ». Mais au-delà de ce recours au vocabulaire martial, une autre question affleure : celle de l’égalité face au sacrifice.
Une exigence d’égalité
Beaucoup de gens, aujourd’hui, croient encore que les Français sont partis en guerre en 1914 « la fleur au fusil », ce qui est faux. Les Français, à très grande majorité travailleurs des champs, paysans, agriculteurs, partirent sur le front avec des sentiments très ambigus (...)
L’ « union sacrée » était imposée par les gouvernants – et par les nécessités de la guerre – et elle était acceptée, avec gravité, par les Français, bon gré mal gré. Ainsi, une proportion infime d’hommes ne se présenta pas sous les drapeaux.
Très rapidement, cependant, une immense vague s’est fait sentir, à mesure que la guerre s’enlisait : la revendication d’une égalité stricte face au sacrifice. (...)
C’est, je pense, exactement le même genre de sentiment que l’on voit aujourd’hui dans la presse et les réseaux sociaux. Une revendication d’égalité dans la lutte face au Covid-19. D’abord, l’égalité face aux tests.
Les annonces successives qui nous apprenaient que telle ou telle sommité avait été testée, visaient peut-être à rendre la menace du Covid plus palpable. (...)
… On envoie les travailleurs sans masque et sans protection – dans les entrepôts de livraison d’Amazon – comme on envoyait les soldats de 1914 avec des pantalons rouge garance très voyant et des fusils Lebel (voir encadré).
Des travailleuses et des travailleurs sont légitimement en train de poser la question, dans la réponse économique nationale qui s’organise : pourquoi eux sont exposés, alors que d’autres sont des « planqués », des « embusqués », comme on disait à l’époque.
La question des conditions de confinement est également intéressante. On peut lire dans les critiques massives qui sont faites aux « journaux de confinement » de Marie Darrieussecq ou d’autres écrivains, une réaction épidermique à la violence des inégalités sociales en temps de crise exceptionnelle. (...)
Certains sont confinés dans des 40 m2 à cinq ; d’autres sont considérés « en vacances » dans de grandes maisons de campagne, où les enfants peuvent gambader.
Et quand les gens s’énervent sur les 10% de verbalisation qui ont eu lieu en Seine-Saint-Denis, en rappelant ainsi « à l’ordre » les classes populaires, cela dévoile leur méconnaissance totale des conditions de vie dans ce département, notamment le logement insalubre, et leur choix sélectif – qu’ils sont libres de faire – de ne pas voir que les classes bourgeoises, elles aussi, ne se gardent pas d’enfreindre les lois du confinement. (...)
Guerre des régions
Troisième élément, l’inégalité territoriale, où rejoue à plein ce bon vieux clivage français de Paris contre la province.
En temps de crise, nous voilà ramenés, toutes et tous, à notre statut de citoyens – et rappelés au « civisme » par le préfet Lallement, une belle ironie. Mais nous sommes également ramenés à notre statut de troupeau, qui doit être guidé, malgré lui, en dehors de la zone dangereuse par un groupe de bergers que l’on n’a pas toujours choisi.
Nous expérimentons tous l’appartenance à une communauté nationale – voire internationale – mi-choisie, mi-subie. (..)
Dans ce cadre-là, s’engage une transaction, une négociation symbolique, avec l’État lui-même, les autorités : « j’accepte que tu me contraignes à me mettre en danger, mais il faut une logique égalitaire dans le sacrifice. » Indissociable de la métaphore guerrière du chef de l’État, s’exprime en temps de crise, aujourd’hui comme en 1914, une certaine passion française de l’égalité.
Sur quoi ce sentiment peut-il aboutir ? Je ne suis pas prédicateur. Mais une chose est sure : en 1914-1918, le besoin d’égalité, la revendication face à « l’impôt du sang », ne s’est pas arrêté en 1918, que la guerre ait été gagnée ou perdue.
Ces résultats étaient la conséquence d’un travail de politisation de très long terme, de combats qui duraient parfois depuis quarante ans, mais aussi du poids décisif de la guerre.
L’État maître
À la faveur de la crise du Covid, nous découvrons comme par enchantement, après 20 à 30 ans de dogme du « TINA » (« il n’y a pas d’alternative ») et de « L’État ne peut pas tout » que, soudainement, l’État peut faire, et peut faire beaucoup.
La Banque centrale européenne accorde tout à coup 750 milliards d’euros ; Emmanuel Macron promet 5 milliards à la recherche ; il est possible d’agir avec volontarisme pour arrêter telle ou telle industrie, alors qu’on nous répète à longueur de journée que ce n’est pas possible quant il s’agit de la crise écologique…
Les acquis de 1918 se sont-ils fait tout seul ? Non. L’État, lorsqu’il démontre en temps de crise sa puissance d’agir, peut très bien, une fois la crise terminée, retourner cette puissance pour imposer le statu quo, le rationnement, la fin des 35 heures…
Des avancées sociales massives ont été acquises à la sortie de la guerre (...)
Quelles solidarités face à l’épidémie du covid-19 en France ? De quel État va accoucher la consigne d’un confinement total ? Quel lendemain pour cet État qui prétend assurer une totale prise en charge de la crise et de ses conséquences ?
(...) L’important est de rester les yeux ouverts, de voir à qui on demande les sacrifices, à qui on n’en demande pas, quelles inégalités révèlent la crise, et de conserver nos indignations, solides et profondes, pour politiser la sortie de crise.
La revendication d’égalité face aux sacrifices qui s’exprime aujourd’hui ne doit pas s’éteindre.