Les « Pandora Papers », c’est le symbole de l’affaire Cahuzac multipliée par l’ampleur des « Panama Papers », dont on peut d’ores et déjà tirer une conclusion : ceux qui, au sommet du monde, doivent lutter politiquement contre la tragédie de l’évitement agressif de l’impôt ne sont pas la solution, mais le problème.
À partir de combien de constats l’indignation peut-elle, voire doit-elle, laisser la place à la colère ? À partir de quel moment le dégoût citoyen supplante la fatigue démocratique ?
Peut-être est-ce maintenant. (...)
Les Pandora Papers, du nom de l’opération de l’ICIJ dévoilée, dimanche 3 octobre, par 150 médias dans le monde, dont les partenaires français sont Le Monde, Radio France et l’émission « Cash Investigation » de France 2, épinglent en effet les pratiques de 300 responsables publics, dont 35 chefs d’État ou de gouvernement, grâce à la fuite de millions de documents confidentiels. En un mot, les Pandora Papers, c’est le symbole de l’affaire Cahuzac multipliée par l’ampleur des Panama Papers.
Depuis 2012 et l’effet de souffle des révélations de Mediapart sur les comptes cachés du ministre du budget Jérôme Cahuzac – le garant de la lutte contre la fraude fiscale était donc lui-même un fraudeur –, d’innombrables opérations journalistiques ont été menées par diverses organisations sur les ravages de l’évasion fiscale : Offshore Leaks (2013), Lux Leaks (2014), Panama Papers (2014), Bahama Leaks (2016), Football Leaks (2016), Money Island (2017), Malta Files (2017), Paradise Papers (2017), Dubaï Papers (2018), FinCEN Files (2020), OpenLux (2021). (...)
À chaque fois, des responsables politiques nationaux (à commencer par des Français) et internationaux (à commencer par l’Europe) ont déclaré la bouche en cœur combien les informations publiées leur étaient insupportables et que, promis, cette fois-ci, on allait collectivement prendre à bras-le-corps la question de l’évasion fiscale pour remettre de l’ordre face à cet immense braquage de la richesse des nations.
On ne peut pas dire que rien n’a été fait, c’est vrai, mais on peut affirmer que cela n’a pas vraiment changé grand-chose.
De fait, année après année, scandale après scandale, chaque nouvelle révélation vient démontrer combien les promesses n’engagent, décidément, que ceux qui y croient. Et en la matière, les Français avaient été vaccinés dès 2009 avec un Nicolas Sarkozy qui n’hésitait pas à déclarer, les poings serrés, qu’« il n’y a plus de paradis fiscaux », allant jusqu’à affirmer un an plus tard : « Nous avons mis fin au scandale des paradis fiscaux. »
Il n’en est évidemment rien. Comme tout dirigeant politique digne de ce nom, Nicolas Sarkozy, qui enchaîne depuis les condamnations en justice pour corruption, trafic d’influence ou financement illégal de campagne électorale (dont il fait appel), ne le sait que trop bien : le crime financier, comme n’importe quel crime, s’adapte toujours, aux règlements, aux lois, aux conventions, aux usages, à l’époque…
Cela est a fortiori plus vrai encore quand ceux qui écrivent la loi (ou sont garants de son application impitoyable) sont parfois les mêmes qui les contournent pour s’enrichir et, mécaniquement, appauvrir toute la collectivité. C’est à se demander si, à force, les exigences du contrôle n’ont pas été remplacées par les lâchetés de la complaisance, qui font, elles, le lit de toutes les impunités. (...)
De ce point de vue, la trajectoire de l’ancien ministre des finances et ex-patron du Fonds monétaire international (FMI), Dominique Strauss-Kahn, dont le nom est cité par les Pandora Papers, est éclairante : voici un homme qui a eu la haute main sur l’économie de la France puis du monde et qui, désormais, perçoit le produit de son business personnel dans d’innombrables paradis fiscaux (la zone franche de Casablanca au Maroc ou les Émirats arabes unis), éludant plus de 6 millions d’impôts tout en étant grassement rémunéré par certains des pires autocrates de la planète, au premier rang desquels le président du Congo-Brazzaville, Denis Sassou Nguesso, dont le premier cercle est lui-même friand de paradis fiscaux.
En 2010, le FMI avait évalué que le bilan cumulé des petits paradis fiscaux insulaires – donc pas l’intégralité des paradis fiscaux de la planète – s’élevait à 18 000 milliards de dollars, c’est-à-dire le tiers du PIB mondial de l’époque. Au moment où le FMI sonnait l’alarme, l’institution était dirigée par… Dominique Strauss-Kahn. (...)
Comment considérer dès lors que les conditions du fait démocratique soient réunies quand ceux qui, élus et gouvernants, regardent ailleurs et préfèrent encore et toujours s’en prendre aux pauvres plutôt qu’aux racines de la pauvreté ?
Car ce que nous disent les Pandora Papers et toutes les enquêtes qui les ont précédés, c’est que de l’argent, il y en a – mais pas au bon endroit. Et puisque étymologiquement la démocratie représente le pouvoir du peuple, comment continuer de rester encore une seconde de plus indifférent au pillage de son argent au profit d’intérêts privés ? (...)
Derrière la « mafia de l’évasion fiscale », pour reprendre une expression utilisée par Mediapart en 2012, il y a une industrie : des banques, des avocats, des hommes de paille, des intermédiaires, des cabinets, des lobbys… Pendant qu’ils en vivent – et mieux que bien –, ceux qui en sont victimes en souffrent : moins d’écoles, moins d’hôpitaux, moins de routes… (...)
en France, il faut se souvenir en 2018 – ce n’est pas si vieux – des contorsions d’Emmanuel Macron face aux questions d’Edwy Plenel, de Mediapart, et de Jean-Jacques Bourdin, de RMC et RFM TV, sur le sujet, le président de la République refusant d’avoir une position « morale » sur la question de l’optimisation fiscale et se montrant dès lors incapable de la condamner publiquement.
En ce moment même, le Parlement discute d’un projet de loi du gouvernement, porté par le ministre de la justice Éric Dupond-Moretti, dont l’un des volets sur la possible extension du secret des avocats pourrait avoir des conséquences terribles sur la lutte contre la fraude fiscale.
C’est dire le peu de cas, bientôt dix ans après la révélation de l’affaire Cahuzac et les réelles avancées qu’elle avait provoquées – création du Parquet national financier (PNF), de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), promulgation de nouvelles lois, etc. –, que l’actuel pouvoir en place semble faire de la lutte contre l’évasion fiscale et de son invariant : les paradis fiscaux.
Or, comme le rappelait le journaliste Nicholas Shaxson dans son ouvrage de référence, Les Paradis fiscaux (André Versaille éditeur), « le paradis fiscal n’offre pas simplement une échappatoire à l’impôt : il garantit le secret, permet de se soustraire à la réglementation financière et offre la possibilité d’ignorer les lois et les règles qui, partout ailleurs, régissent la vie en société ».
En somme, une vraie question de civilisation.
Bercy a lancé des vérifications concernant la présence ou non de résidents fiscaux français parmi les personnes épinglées dans les Pandora papers, a indiqué le ministre de l'Économie Bruno Le Maire à l' #AFP, disant ne pas pouvoir se prononcer sur ce sujet à ce stade pic.twitter.com/mwlyiYNEH1
— Agence France-Presse (@afpfr) October 5, 2021