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Extase et quête de sens : dans les pensées des cyclo-nomades
Article mis en ligne le 26 octobre 2020
dernière modification le 25 octobre 2020

Pour beaucoup, pédaler à vélo permet de se perdre dans ses réflexions et de philosopher. Quitte à tout changer au retour du voyage.

Sur une petite route de campagne vallonnée ou sur une piste forestière caillouteuse, le geste reste le même. Pousser avec sa jambe droite. Puis sa jambe gauche. Et ainsi de suite. Tel est le besoin en énergie d’un vélo. D’un coup de manivelle à une autre, il en faut des tours de pédales pour faire avancer une bicyclette sur des kilomètres. Encore plus si la chaîne est sur le petit plateau et le plus grand pignon. Le mouvement est cyclique, redondant, récurrent, répétitif. Seul·e ou en groupe, il faut donc parfois s’occuper pendant des heures de selle. Discuter. Podcaster. Observer. Ou simplement penser. Mais à quoi ? À tout et à rien. (...)

À l’œuvre sur le Tour de France, le cycliste professionnel Guillaume Martin, diplômé de philosophie, en sait quelque chose. Dans son livre Socrate à vélo, le coureur confie : « Il m’arrive de ne penser à rien sur le vélo. Parfois, tandis que je m’entraîne, mon esprit s’échappe. Je divague. Je suis dans un état semi-conscient pendant quinze minutes, une demi-heure, une heure… Et puis je me “réveille” et je me rends compte que je suis trente kilomètres plus loin. J’ai suivi le parcours que j’avais prévu. J’ai roulé à une allure normale. J’ai respecté le code de la route. J’ai agi tout comme si j’étais conscient. Sauf que je ne l’étais pas. Le corps a pris le relais. » (...)

L’extase du cycliste

Le pédalage est-il adapté à la pensée, même propice à la réflexion ? Encore plus en traversant des lieux inconnus en toute lenteur, comme dans un voyage à vélo ? « Dans nos vies, on est toujours occupés avec des lectures, des écrans, des gens en face de nous, répond Alexandre Hagenmuller après son Cyclotour d’Europe musical. C’est rare d’observer tant que ça. Alors dans ces moments à vélo, tu regardes et tu réfléchis, tu rêves. Tu te perds dans tes réflexions. » (...)

Devant des paysages défilant à faible allure, la sensation est partagée par nombre de cyclo-nomades. Ancienne salariée dans la communication politique avant de traverser l’Amérique du Sud, Elie a l’impression de s’être extraite du réel tout en étant concentrée dans ses efforts. (...)

Des instants puissants et vivants fortement ancrés dans l’immédiat. Dans son ouvrage, le cycliste Guillaume Martin revient sur ce sentiment calme et euphorique, bien aidé par les fameuses endorphines : « Ce serait une sorte d’extase du coureur cycliste, survenant de manière imprévue, qui me transporte hors de moi-même –ou plutôt hors de mon esprit. L’extase du sportif d’endurance est un retour au corps et au présent. » Que compétiteurs et baroudeurs peuvent donc partager.

Ces pensées inattendues ont de quoi être exacerbées par les échanges journaliers tout aussi impromptus du voyageur. « Tu rencontres tellement de gens qui sortent de ton quotidien, de ton microcosme, qu’ils t’amènent forcément plein de réflexions, commente Alexandre Hagenmuller. Je n’ai jamais autant philosophé que sur mon vélo. » (...)

L’anthropologue auteur de Pédale douce, Franck Michel, voit dans ce mode de voyage une réflexion sur la place de chaque personne dans notre monde et son système économique : « Bien précieux et rare, le temps défile et échappe à nos contemporains livrés à l’impuissance, incapables de ralentir la cadence et d’alléger leurs agendas, le culte de la vitesse contribue à démolir nos vies surmenées, écrit-il. Dans ce contexte anxiogène, prendre le temps participe à l’idée de reprendre sa vie en main, sortir de l’état de la dépendance –envers le numérique, le patron, la famille, la consommation, etc.– bref redonner du sens à sa vie et revenir à l’essentiel. »

À ses yeux, ce qu’il appelle la « vélonomadie » serait même un acte politique et une porte de sortie face au « bruit » et à la « fureur de l’insupportable modernité urbaine et autre mondialisation technologique ». (...)

Les défis liés au retour

Comme vivre en rentrant ? La question taraude encore Elie, trois ans après : « Rien n’a été définitivement acquis pendant le voyage mais j’ai pris du recul, vis-à-vis de ma vie matérialiste d’avant par exemple, croit-elle. Ce regard m’a aussi plongée dans une phase de dépression au retour. Après avoir vu ce que j’ai vu, une telle pollution, des décharges à ciel ouvert et puis la reproduction de la société “Coca-Cola” dans certains pays d’Amérique du Sud, la question du sens n’est pas simple à gérer au moment de retourner travailler... » (...)

Bien encouragé par la crise sanitaire de 2020, le vélo est de retour sur le devant de la scène. Il est aujourd’hui prisé pour aller au travail, faire du sport le dimanche ou partir plus longtemps en vadrouille.

Mais Franck Michel s’interroge : « Le défi ne résidera pas dans la quantité –le vélo va s’imposer de fait, les crises sanitaire, écologique et bientôt économique obligent– mais dans la qualité : quelle philosophie animera les nouveaux convertis ? Seront-ils capables de remiser l’ancien monde, celui de la surconsommation avec son lot de performance et d’efficacité ? Remplacer la rentabilité par la contemplation, le stress politique par la flânerie poétique ? »

Tous les cyclo-voyageurs qui l’ont expérimenté le recommandent en tout cas vivement. (...)

à vélo, au moins, voyager est possible sans impact. À cette heure, ils et elles sont probablement plusieurs à pédaler sur les routes d’un tour du monde sans aucun moteur. D’autres prennent sûrement le temps de faire le tour de leur département à la force de leurs mollets. À vélo, tout est imaginable.