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Extrait du livre du livre de Claudine Legardinier et Saïd Bouamama : Les clients de la prostitution – l’enquête 
Claudine Legardinier et Saïd Bouamama : Les clients de la prostitution – l’enquête Presses de la Renaissance, Paris 2006, 20 euros
Article mis en ligne le 30 septembre 2017

Le temps de la désillusion

Certes, un temps, le sentiment de liberté peut exister à l’idée de rejeter les horaires, les obligations « bourgeoises ». Un sentiment bien fugitif, il est vrai, avant la désillusion. « Tout ce que je voulais, c’était faire la bringue, explique Suzanne1. Je me fichais de tout. Les factures, les lois, j’avais l’impression d’en être libérée. Je me droguais, je fumais. Pour me donner la force d’affronter tout ça, je buvais du whisky. En fait, j’étais la bonne poire qui rinçait tous ceux qui m’entouraient. » Aujourd’hui, Suzanne analyse ce sentiment comme une liberté qui lui a « bousillé » la vie.

De même, certaines personnes que nous avons rencontrées décrivent, au moins dans la griserie du début du temps de prostitution, un sentiment de pouvoir. Leïla, toxicomane, explique : « C’était rassurant pour moi de savoir que les mecs étaient prêts à payer. » Mylène, prostituée de luxe en Allemagne, va jusqu’à raconter comment elle a eu le sentiment que c’était « trop cher payé » tant elle était indifférente à elle-même.

Nos interlocutrices – et interlocuteurs – qui, face à la dureté du quotidien, montrent une force et des ressources stupéfiantes, décrivent froidement les hommes qui les paient. À les entendre, il y a « de tout ». Pour reprendre et rassembler leurs termes : « Des jeunes et beaux qui ont tout pour plaire, des orduriers qui laissent les filles en larmes, des types avec une odeur de sueur, des gentils, des odieux qui jettent les billets par terre pour vous forcer à les ramasser, des pathétiques dans une grande misère humaine, des hommes qui en veulent pour leur argent, des pervers qui demandent qu’on les piétine ou qu’on les fouette, des types prêts à allonger des fortunes pour faire de vous une esclave, des hommes malheureux qui voudraient un sentiment de la part de la prostituée, d’autres pour qui les femmes n’existent pas. Énormément d’hommes qui aiment les gamines. Des RMistes qui se tapent un délire. Des gars qui pensent qu’ils ont tous les droits parce qu’ils ont payé. Des obsédés, mais pas tant que ça. Des maris qui enlèvent leur alliance et la remettent à la fin. Des malades qui vous disent : « Tu pourrais être ma fille. » Des violents qui essaient de vous étrangler avec une ceinture.

Chacun, chacune parle à sa manière, souvent avec beaucoup d’émotion, d’une expérience qui l’a profondément marqué-e. Ainsi Mylène, qui déclare l’avoir froidement « choisi », analyse des années après ce qu’elle estime être les vraies raisons de ce choix : état dépressif, image exécrable d’elle-même, maltraitances diverses (confusion générationnelle et sexuelle dans le cadre familial), dettes d’un compagnon, mais aussi ignorance des réalités. Son image de la prostitution ? Belle de jour, avec Catherine Deneuve : « Si j’avais su ce qui m’attendait, jamais je n’y serais allée. » Celle qui aujourd’hui peut, sept heures durant, sans reprendre souffle, dire son traumatisme et prononcer des mots terribles – « pour oublier, il faudrait que j’aie la maladie d’Alzheimer » – était libre. Libre d’abandonner son emploi d’origine pour entrer dans une réalité résignée, sans possibilité de parole. Libre de jouer le jeu : « Je m’en foutais. J’avais un total mépris de moi-même. D’ailleurs, je faisais du parachutisme, moi qui ai le vertige rien qu’en montant sur une échelle. »

Hors d’atteinte : le lieu de l’absence (...)