Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
CQFD
Face au virus, « un arsenal techno-sécuritaire démesuré et absurde »
Article mis en ligne le 2 mai 2020

Depuis sa création en 2008, l’association La Quadrature du Net joue un rôle essentiel dans la dénonciation des dérives en matière de technologie – sur Internet et ailleurs. Elle a récemment lancé une campagne intitulée Technopolice, visant à documenter les visages inquiétants de la ville dite « intelligente », où tous les comportements sont scrutés, enregistrés, fliqués [1]. Le contexte actuel formant une parfaite rampe de lancement pour de nouvelles technologies invasives, nous avons demandé à des militants de l’association ce qu’ils pensaient de l’emballement en cours.

Depuis des années, États et grosses entreprises développent des systèmes de surveillance numérique à même d’épier chaque citoyen jusque dans ses espaces les plus intimes. Pour faire passer la pilule, le risque terroriste a longtemps été le prétexte idéal. L’arrivée du coronavirus est pour les tenants de la surveillance et de la répression une chance inespérée d’accélérer le mouvement et d’empiéter fermement sur les libertés. Il y a fort à parier que les mesures et outils développés pendant la crise sanitaire resteront en place à la fin de l’épidémie. Le péril « coronavirus » passé, ils pourront servir à maintes basses besognes, comme le fichage politique.

Depuis quelques semaines en tout cas, pas un jour ne passe sans qu’une nouvelle frontière ne soit allègrement franchie. Du traçage numérique aux caméras thermiques, des drones policiers à la reconnaissance faciale, se développe à une vitesse affolante un maillage de surveillance de plus en plus dense. Pour les militants de La Quadrature du Net, il est plus que temps de mettre le holà à cette course en avant menée sous prétexte sanitaire. Et de vraiment interroger, voire détruire, les soubassements de l’emballement technologique. (...)

« Alors même que la situation sanitaire perturbe notre quotidien et suscite notre inquiétude, pour nous et nos proches, nous voyons se déployer un arsenal techno-sécuritaire démesuré et absurde. Or, à aucun moment on ne discute de son impact social, ni du climat de peur et de déshumanisation qu’il génère. Comme si la pandémie n’était pas déjà en soi suffisamment traumatisante…

Dans le même temps, on constate dans les hôpitaux le manque d’équipements, de protections pour le personnel soignant, de lits, de tests de dépistages et de moyens. Pire : on regarde les plus démunis, les plus pauvres, les plus âgés, souffrir et pâtir d’une crise sanitaire et sociale, sans réponse claire et coordonnée de la part des autorités, avec comme rares réconfort et soutien la solidarité collective admirable qu’on voit émerger sur le terrain.

Il semble en tout cas que l’état général de sidération du début a laissé la place à une prise de conscience croissante de ce fait évident : la principale réponse de l’État à cette crise est sécuritaire et tout bonnement inhumaine. Les dénonciations en la matière se multiplient, même si ce travail militant se déploie dans des conditions très contraintes. »

En Pologne, les personnes en quarantaine sont contraintes d’envoyer via une application mobile des selfies prouvant qu’elles sont chez elles, sous peine de voir la police débarquer pour contrôler. En France, le projet d’application « Stop-Covid » porté par le gouvernement semble un peu moins intrusif. Quel est, d’après vous, son degré de dangerosité ?

« L’application Stop-Covid, telle qu’elle est présentée, semble collecter et traiter les données en pseudonymat – il n’y a pas d’anonymat pur [5]. Pour se garantir contre les dérives, il faudrait a minima que le code source de l’application soit publié sous licence libre et disponible suffisamment à l’avance pour permettre un audit technique préalable. Mais même avec ces garanties, tout laisse penser que cette application sera non seulement inefficace, mais aussi qu’elle fera courir le risque de dérives sécuritaires ou sociales.

Pourquoi ? Tout d’abord, parce qu’il est probable que le gouvernement souhaite un jour la rendre obligatoire. En effet, les modèles théoriques de l’algorithme derrière une telle application demandent, pour être efficaces, une participation massive (en France le chiffre minimum de 60 % est souvent évoqué, mais en réalité il s’approcherait davantage des 70 % de la population). Ceci en supposant que les personnes soupçonnées d’être malades puissent être testées rapidement et efficacement, ce qui ne semble pas d’actualité.

De plus, une fois l’application déployée, il sera facile pour le gouvernement de lui adjoindre des fonctions coercitives comme en Pologne – avec contrôle individuel du confinement, vérifications et alertes régulières si non-connexion à la base de données centrale liée à l’application, etc.

Un autre aspect dangereux de cette application est le sentiment de fausse sécurité sanitaire qu’elle peut créer (...)

Même si l’application n’est pas formellement obligatoire, une pression sociale trop importante pourrait entraîner de graves formes de discriminations envers les personnes qui ne l’utilisent pas. L’application deviendrait ainsi une sorte de socle de “crédit social” tel qu’on le voit expérimenté en Chine : des employeurs pourraient exiger que l’application soit installée sur notre téléphone et qu’elle montre que “nous allons bien”. De même, l’entrée dans certains lieux pourrait être conditionnée par le recours à cette application et à des informations sur notre état de santé. » (...)

Au niveau des entreprises, les grandes multinationales du numérique comme Google ou Facebook utilisent déjà largement nos données de localisation : nos déplacements n’ont plus aucun secret pour elles, nos attitudes et affinités sociales sont passées au crible, nos photos et vidéos nourrissent leurs algorithmes d’intelligence artificielle et de reconnaissance faciale. Et depuis les révélations d’Edward Snowden en 2013, nous savons que les États et ces entreprises travaillent main dans la main.

Particulièrement juteux, le marché de la sécurité est souvent tributaire de projets fonctionnant sur la base de partenariats public-privé. (...)

Le 10 avril dernier, un appel d’offres a été publié par le ministère de l’Intérieur : il porte sur l’acquisition de plus de 650 drones. D’après nos estimations, cela correspondrait à un doublement du nombre de drones actuellement disponibles pour les forces de police. Alors qu’une récession sans précédent est annoncée et que notre système de santé est exsangue, ce sont 4 millions d’euros qui vont être dépensés par l’État pour surveiller la population. (...)

Par ailleurs, 66 “drones de capacité nationale” et 20 “nano-drones” seront aussi fournis aux autorités. Les premiers doivent permettre de suivre une cible située à 500 mètres, tandis que les seconds pèseront moins de 50 grammes et seront encore plus difficilement détectables.

Après une phase d’utilisation exceptionnelle suivie d’une expérimentation à grande échelle à l’occasion du confinement, l’État est en train de profiter d’un vide juridique pour les déployer massivement et les imposer sur le long terme. La France n’est évidemment pas la seule dans ce cas : on voit des processus similaires à l’œuvre au Royaume-Uni, au Portugal, en Italie... » (...)

dans l’ombre du Covid-19 la reconnaissance faciale continue à avancer. Au mois de mars, Cédric O, le secrétaire d’État au numérique, expliquait que “la reconnaissance faciale peut apporter un certain nombre de bénéfices à la fois dans l’ordre public mais également dans la gestion de maladies”. Aux États-Unis, la police explique qu’il s’agit d’une solution plus hygiénique que les papiers d’identité pour identifier les gens, car “sans contact”.

Cette technologie progresse également dans le cadre d’utilisations en apparence moins policières. Dans plusieurs universités par exemple, des dispositifs de surveillance d’examens par vidéo et reconnaissance faciale sont envisagés. Plus largement, d’autres applications de la “vidéosurveillance automatisée” prolifèrent à l’occasion de cette crise, par exemple dans l’utilisation d’images issues de la vidéosurveillance afin de détecter automatiquement les attroupements, le non-respect de la distanciation sociale. (...)

« Nous devons plus que jamais rester lucides et vigilants, nous informer, questionner les mesures qu’on nous impose. Il est vrai qu’en temps de confinement, alors que les manifestations classiques ne sont pas possibles et que nos déplacements physiques sont drastiquement réduits, il apparaît difficile de s’opposer, hormis via quelques moyens limités, comme les banderoles aux fenêtres. La solidarité associative envers les plus démunis, alors que l’aide des autorités fait cruellement défaut, est également remarquable et témoigne de notre capacité à gérer les urgences de façon collective, organisée et humaine. Profitons également de ce moment de confinement pour réfléchir autant que possible à mieux organiser et préparer notre réponse dès que nous retrouverons un peu de marge de manœuvre. »