
Les monothéismes, en refusant de traduire dans leur langue les croyances « étrangères », s’enferment dans des vérités sans auteur.
Comprendre les conflits et les violences qui se manifestent au nom du religieux depuis l’avènement du monothéisme, c’est d’abord emprunter le chemin des mots de la religion et des interprétations qu’elle en donne ; et parce que les interprétations monothéistes du religieux semblent irréconciliables, c’est cerner ce qui, à partir de l’envers du polythéisme, explique l’impossible dialogue des monothéismes aujourd’hui. Tel est le projet de Maurizio Bettini, né en 1947, professeur de philologie à Sienne, où il a fondé le Centre « Anthropologie et le Monde antique ». S’il travaille la comparaison entre les religions grecque et romaine, et les trois religions monothéistes – à commencer par le texte mosaïque –, c’est pour mettre à jour les raisons de l’incommunicabilité et de la fermeture sur soi de chaque monothéisme, mais aussi l’importance du cadre culturel qu’est le langage, dans la structuration des valeurs religieuses. L’enjeu est de parvenir à ressaisir les raisons du fanatisme religieux.
Les sources de cette clôture sur soi du monothéisme, Maurizio Bettini les trouve d’abord dans l’absence de pluralité des dieux, mais surtout dans le refus de la traduction-interprétation, c’est-à-dire dans le refus de passer d’un texte à l’autre, d’un dieu à un autre. (...)
Il appartient à l’essence du monothéisme d’être hors interprétation ; aussi la tâche en revient au philologue et au philosophe qui se tiennent en-dehors de lui .
Quand les mots du monothéisme figent la fluidité du polythéisme
Les religions au dieu unique de la Bible classent et nomment ce qui tend à leur échapper pour mieux conforter leur pouvoir. Compte-tenu de l’origine étymologique grecque du mot « polythéisme », on pourrait croire qu’il fut forgé par les Grecs. Il n’en est rien explique Maurizio Bettini. C’est un juif d’Alexandrie, Philon, commentateur de la Bible, qui créa le terme afin de décrier une pratique religieuse qu’il jugeait incompatible avec le judaïsme . Puis c’est un théologien anglais, Henry More, qui à son tour, au XVIIe siècle, forge le terme de monothéisme, dans un sens polémique à l’encontre de ceux qui confondent le monde et Dieu, l’athéisme et le monothéisme . Il les qualifie de païens.
Le terme de « païen » pose lui aussi un certain nombre de difficultés. Si en latin classique, il signifie l’habitant du village, Saint Augustin témoigne de l’évolution de son sens dans la langue commune des chrétiens de l’Antiquité tardive, où il en vient à désigner celui qui suit la religion traditionnelle. Jusqu’alors, c’est plutôt le terme « gentiles », plus neutre, qui désignait les partisans de la religion civique et familiale – précisément la religion des « peuples » et des « familles » (gentes). Dans la langue juridique, le « paganus » est l’opposé du militaire – il faut rappeler ici que les unités armées romaines sont stationnées dans les campagnes. Comment est-on passé du « paysan » au « non chrétien », en croisant le « militaire » ? (...)
l’émergence du vocable « païen », au moment où la résistance polythéiste à la christianisation du pouvoir est menée par la haute aristocratie, est un moyen commode de jeter le discrédit sur les religions non-universelles, qui n’ont vocation qu’à unir les familles, les cités et les peuples. (...)
Renvoyant au mot « simulacre », l’« idolâtrie » dite « païenne » est condamnée par le texte sacré. Les mots portent ainsi en eux une ombre qui altère la pensée. Pour le dire autrement, les mots du monothéisme tentent de figer la fluidité de la réalité culturelle d’une civilisation grecque et romaine perméable au dialogue religieux.
Refus de traduction et déni d’existence
Partant d’un fait singulier, l’interdiction de la présence de la crèche de Noël dans certaines écoles italiennes au nom d’une tolérance multiculturaliste visant à ne pas heurter les sensibilités musulmanes de certains écoliers et familles, Maurizio Bettini le rapproche d’un autre fait qui fit tout autant polémique : la construction d’une Mosquée à Colle Val d’Elsa en Toscane. Cette dernière initiative, à la différence de l’ouverture culturaliste précédente, produisit un esprit d’intolérance particulièrement violent dont la réaction de la journaliste Oriana Fallaci fut le point culminant : celle-ci a déclaré vouloir emprunter des explosifs à ses amis anarchistes pour détruire le minaret de la discorde. Cependant ces deux réactions, malgré leur divergence comme attitudes vis-à-vis de l’autre, se rejoignent si on les considère du point de vue de leurs « cadres mentaux » , à savoir l’évidence pour le monothéisme qu’il n’y a qu’un seul Dieu, et de surcroît un Dieu jaloux : comme le soulignent à de nombreuses reprises les Ecritures Sacrées, un Dieu qui dans l’Exode en appelle régulièrement à la destruction de ce qui le menace.
Ce dogme d’un Dieu unique puise sa force dans son intraductibilité. Le Dieu monothéiste est d’abord un nom commun ; mais dans le même temps – et c’est là le paradoxe – il porte un nom qui lui est « propre » au sens littéral. Il ramène ainsi le nom commun au nom propre. Traduisible en tant que nom commun, il est intraduisible lorsqu’il est nom propre. Dès lors, il ne peut s’exporter dans d’autres langues. (...)
Face aux conflits religieux de notre monde contemporain, identifier les rapports à l’autre dans le cadre du polythéisme permettrait de comparer deux types de « cadres mentaux » absolument différents, voire incomparables. Polythéisme et monothéisme sont dès lors deux outils heuristiques (...)
Repenser la tolérance
Si « tolérance » provient du verbe « supporter » (tolerare) en latin, chez les auteurs latins non chrétiens, cette vertu n’a aucune portée sociale . Elle s’exerce face à l’adversité et la peine. C’est le philosophe chrétien Saint Augustin qui donnera au mot une dimension éthique et sociale. En conséquence, le mot ne veut pas dire au départ « accepter », et son usage chrétien en fait un terme négatif, en le rattachant au principe de charité, toujours en rapport avec l’intérêt de l’Église. L’histoire du mot montrera une oscillation constante de sa signification, qui demeure ancrée du côté de l’effort, de l’exercice sur soi, de ce que les Romains auraient volontiers appelé la « discipline ».
Le poète grec racontait les Dieux, dans une fluidité de la parole ouvrant le sens à des changements multiples. Le Livre, au contraire, fait parler Dieu, lui conférant le statut d’Auteur – celui qui fait autorité. L’écrit fait autorité par sa fixation, redoublant celle de Dieu. L’écrit se lit, se donne toujours au risque d’une clôture du sens. A ce titre le polythéisme n’est pas tant un moment de l’histoire des religions, qu’un paradigme pour penser ce moment où le religieux, voire toute pensée, devient fanatisme. Enfermer la pensée dans le refus de l’interprétation, lui retirer l’équivoque, en lisser les moindres aspérités, c’est l’ouvrir au fanatisme (...)