
L’évolution des modalités, des formes et de l’intensité des violences policières s’inscrit dans la longue durée de la Ve République et plus généralement de l’État colonial français. Afin de poursuivre le travail de réflexion entamée dans la revue avec le Chantier « Violences policières, résistances minoritaires », nous publions ici un appel du Collectif des Universitaires contre les Violences Policières dont une version courte est parue sur le site de Libération, lundi 26 juin 2017. L’enjeu de cette publication est de poursuivre la critique de la violence d’État quelles que soient les formes qu’elle revêt et les personnes qu’elle vise. La remise en cause théorique et politique des causes structurelles de cette violence ne peut cependant pas faire l’économie d’une analyse différenciée des publics ciblés.
Au cours des dernières années, nous avons, comme tant d’autres (journalistes, syndicalistes, manifestants, habitants des quartiers populaires, citoyen.e.s concerné.e.s…), observé avec inquiétude et colère la dramatique augmentation de la fréquence et de la gravité des violences policières en France. Notre pratique professionnelle d’enseignant.e.s-chercheur.e.s en sciences humaines et sociales nous a confronté.e.s à cette évolution d’une manière particulière. Nos enquêtes nous ont permis d’accéder à une réalité dont la visibilité médiatique est souvent faible, bien que la violence des rapports entre la police et la population fasse l’objet de discours politiques incessants. Nous avons aussi pu en faire plus directement l’expérience lorsqu’elle touchait nos étudiant.e.s et – souvent – nous-mêmes. L’arrestation arbitraire et violente de certains de nos collègues, à qui les policiers ont pu signifier leur haine des travailleur.se.s intellectuel.le.s, parfois articulée avec la discrimination raciste, comme la répression que nous avons subie lors des récentes manifestations, en témoignent.
Au-delà de cette expérience qui nous est propre, c’est avant tout le constat commun que nous faisons de l’aggravation des violences d’État envers les mouvements sociaux ou dans les quartiers populaires qui nous pousse désormais à nous engager collectivement. Nous ne sommes par ailleurs pas seuls à faire ce constat. La récente publication d’Amnesty International, le regain de polémique autour de la mort de Rémi Fraisse, la prolongation à venir de l’état d’urgence ou la publication de l’ouvrage d’Assa Traoré ont ré-ouvert publiquement cette discussion qu’il s’agit de prolonger et approfondir.
Ne plus laisser faire
C’est donc poussé.e.s par un sentiment d’urgente nécessité que nous décidons de prendre la parole pour résister aux violences policières qui ont essaimé ces dernières années Celles-ci ont eu principalement deux cibles. Elles ont directement visé les manifestations qui tentaient de résister aux réformes d’austérité et aux mesures anti-immigration des gouvernements successifs : mobilisations contre le Contrat Première Embauche (CPE) en 2006 et la réforme des retraites en 2010 (où les méthodes de séquestration sur place publique (nasses) ont été utilisées pour la première fois à Lyon), pour dénoncer le traitement inhumain des migrants ou l’hypocrisie de la COP21, pour protester contre la « Loi Travail » au printemps dernier, et bien d’autres encore. Ces méthodes ont mis à mal le droit fondamental de manifester. Ces violences ont également fait éclat sur les lieux des différentes « Zones À Défendre », allant jusqu’à tuer un manifestant écologiste, Rémi Fraisse. Elles ont surtout visé, depuis plus longtemps et de façon plus pernicieuse, les populations pauvres et racialisées des quartiers populaires. C’est là qu’elles ont été le plus meurtrières : rappelons le décès de Zyed Benna et Bouna Traoré, le meurtre d’Adama Traoré, le viol de Théo Luhaka et tous les autres cas dont la presse ne parle jamais (et dont la liste macabre est disponible sur le site du collectif Urgence notre police assassine).
Tout récemment, l’intensité de la répression des rassemblements du 1er mai 2017 (168 blessé.e.s) et de ceux qui ont fait suite aux premier et second tours de l’élection présidentielle à Paris a franchi un nouveau seuil. Les témoignages glaçants de ces violences ne font malheureusement pas la Une des grands médias, dont les reportages sensationnalistes sur les présupposés « casseurs violents » qui « attaquent la police à coup de slogans » (BFMTV le 10 mai 2017) ne font que renforcer la légitimation de la répression généralisée des mouvements sociaux et des banlieues.
Ces violences d’État s’inscrivent dans le contexte plus large, et plus menaçant encore pour les libertés civiles, syndicales et publiques, de l’état d’urgence. (...)
Enfin, l’explosion des violences policières est profondément liée à l’orientation générale des politiques menées dans le domaine économique et social au cours des dernières décennies : ce sont, d’une part, le creusement extrême des inégalités et la ségrégation multidimensionnelle qui en résulte, plaçant certaines catégories dans une condition insupportable, et d’autre part, le (légitime) mécontentement social croissant généré par la destruction des acquis sociaux et des mécanismes de solidarité étatiques, qui rendent nécessaires au "maintien de l’ordre" le recours à une violence physique toujours plus grande contre les personnes. La violence policière est une condition nécessaire de la réalisation du "projet" néolibéral : le niveau de brutalité dans le traitement des groupes les plus discriminés et dans la répression des mouvements sociaux informe sur la violence sociale des politiques menées.
Notre objectif est de nous joindre aux initiatives existantes pour dénoncer ces violences et de nous engager collectivement à leurs côtés en tant que chercheur.euse.s en sciences humaines et sociales. Nombres d’entre nous étant par ailleurs spécialisé.e.s sur les questions de sécurité, de police, du mouvement social ou des quartiers populaires, nous proposons ici quelques éléments d’analyse et d’action.
Analyser les violences policières comme des violences d’État (...)
C’est ce que nous appelons le « chèque en gris » que les ministres de l’Intérieur successifs ont signé à la police et qui permet une relative autonomisation des corps répressifs, dans le cadre néanmoins d’un agenda politique fixé par le pouvoir, et souvent en sa faveur. Les manifestations de policier.ère.s en ont été l’expression politique récente, stimulées par la présence de l’extrême droite dans une profession où elle atteint les 50 % de votants. Le conflit d’intérêt sur lequel repose l’IGPN (où des policiers enquêtent sur des policiers) concernant les saisines pour des violences, la frilosité de la justice lorsqu’il s’agit de condamner des policiers dans des affaires de meurtres ou de violence, les reculs de François Hollande sur le récépissé de contrôle d’identité et le déni de ces réalités empiriques par les ministres et préfets lors des violences contre le mouvement social, assumant mensonges et fake news, sont l’expression de ce complexe institutionnel qui fabrique les violences et l’impunité. Les exemples récurrents des pratiques policières que nous citons ici ne doivent pas être perçus comme des exceptions, œuvres de quelques « brebis galeuses », mais sont permises par l’articulation entre l’extension du cadre de l’usage de la force et les libertés croissantes que s’autorisent nombres d’agents habitués au conflit. Ils débordent ce cadre tout en étant soutenus par le silence, voire le soutien, de leur hiérarchie et légitiment ainsi de nouvelles extensions du droit pourtant inutiles et dangereuses, telle la récente réforme de la notion de « légitime défense » adoptée début 2017.
L’actualité que nous décrivons n’est pas une nouveauté. Elle est la continuité de décennies de politiques répressives et plus profondément encore, de l’histoire de l’État français. (...)
Testées, aguerries et entraînées dans les quartiers populaires et la « protection » des frontières, ces unités de police, leur arsenal répressif et les lois d’exceptions qui encadrent leur action servent tour à tour au contrôle des classes populaires et à la répression des mouvements sociaux.
C’est ainsi que les manifestant.e.s du récent mouvement contre la loi travail ont pu expérimenter la brutalité des Brigades Anti-Criminalité et les assignations à résidence. Dans le même temps, les CRS sont de plus en plus souvent mobilisés pour quadriller au quotidien les quartiers populaires, et surveiller et contrôler leurs habitant.e.s, imposant un « maintien de l’ordre » générant un conflit généralisé délitant les solidarités existantes, entravant le travail des acteurs associatifs et sociaux et isolant et stigmatisant une nouvelle fois ces territoires. (...)
Rassembler nos forces et faire front commun
Nous ne concevons pas notre rôle comme une appropriation de cette indignation et de ce combat au détriment de collectifs plus anciens et plus ancrés dans la réalité de ces violences. Notre intention n’est pas de prendre position seulement quand des membres de notre milieu professionnel se trouvent victimes de la violence d’État.
Bien au contraire, nous espérons pouvoir fédérer nos forces avec celles des autres acteurs de la lutte, nous rendre utiles à travers notre position d’universitaires, nos outils et nos concepts. Nous voulons mettre nos méthodes d’investigation et notre accès au débat public au service des luttes qui se mènent contre la réduction au silence et la disqualification des victimes et de leur famille,. Dénoncer ces graves dérives est une responsabilité commune, et nous entendons l’assumer avec humilité vis-à-vis des collectifs et associations qui œuvrent déjà dans cette voie sur le terrain, mais aussi avec détermination. Parce qu’expliquer n’est pas excuser… mais comprendre, c’est déjà lutter. (...)
Depuis notre position, qui nous permet de prendre la parole publiquement mais déterminés à ne pas rester enfermés dans l’institution universitaire, munis de nos outils et connaissances scientifiques et solidaires de toutes les victimes de la violence d’État, nous participerons ces prochains mois au nécessaire combat qui s’annonce. Aux côtés des individus et des collectifs mobilisés contre la répression, des familles de victimes, des syndicats, nous nous engageons à participer au combat culturel dans nos activités d’enseignement. Si nous souhaitons que l’exceptionnel cesse de se banaliser, le front du combat intellectuel doit être investi par toutes et tous. Nous proposerons ainsi dès ces prochaines semaines une série d’initiatives scientifiques (conférence, analyses, diffusion des travaux existants) et d’éducation populaire, d’(auto-)formation partout où nous y serons invité.e.s. Nous souhaitons ce faisant nous mettre à disposition des habitants des quartiers populaires, du mouvement social et du mouvement ouvrier, armé.e.s de nos compétences et animé.e.s par notre colère.