
En ce 15 avril, le ministre de l’intérieur français, M. Bernard Cazeneuve, s’emporte face aux quelques députés qui, dans un hémicycle clairsemé, bataillent contre le projet de loi relatif au renseignement. « Les opérateurs Internet détiennent nos données personnelles, argue-t-il, et je suis convaincu que nombre d’entre eux utilisent des techniques extraordinairement intrusives à l’égard de nos propres existences. » Or « cela ne pose aucun problème lorsqu’il s’agit de grands trusts internationaux (…). Mais lorsqu’un Etat se propose de prévenir le terrorisme sur Internet, il est nécessairement suspect de poursuivre des objectifs indignes ! ».
(...) pourquoi, à moins de faire preuve d’incohérence, vouloir interdire à la puissance publique de mobiliser des techniques couramment mises en œuvre par le secteur privé ? Les adversaires de la loi sur le renseignement critiqueraient les visées orwelliennes de l’Etat, mais resteraient cois lorsque les grandes plates-formes numériques auxquelles ils se livrent corps et âme recourent à des pratiques semblables pour bombarder leurs utilisateurs de publicités ciblées.
Il n’est toutefois pas sérieux d’affirmer que les razzias de données effectuées par des entreprises privées ne suscitent « aucune indignation »
comme l’a rappelé dans l’hémicycle la députée Isabelle Attard, du parti Nouvelle Donne, en réponse au ministre : « Si je ne veux pas mettre mes données sur Facebook, je ne les mets pas. » Il suffit en principe de supprimer son compte et d’effacer les cookies placés sur son navigateur pour échapper au profilage commercial. Se désinscrire d’un Etat pour échapper à sa surveillance risque de se révéler autrement plus compliqué…
Pour autant, l’analogie n’est pas dénuée de fondements techniques. Bien qu’elles aient chacune des finalités propres, surveillance commerciale et surveillance étatique reposent sur les mêmes dispositifs. Qu’il s’agisse d’anticiper la criminalité ou le comportement des consommateurs, les outils de collecte et d’analyse des données sont identiques. Mais on peut tirer de cette similitude une conclusion tout à fait opposée à celle du ministre de l’intérieur : plutôt que de se prévaloir des turpitudes privées pour légitimer celles de l’Etat, le législateur pourrait s’employer à réglementer plus sévèrement ces deux formes d’atteintes à la vie privée. (...)
A travers une poignée d’entreprises, les Etats peuvent accéder à une gigantesque manne d’informations sur l’essentiel de la population. Et, à en croire l’explosion du nombre de réquisitions adressées à ces acteurs par la justice et les services de police, ils ne s’en privent pas. (...)
Quant aux grandes entreprises, elles ont évidemment beaucoup à gagner d’une collaboration avec les gouvernements. Certes, aux Etats-Unis, elles s’emploient depuis le début des révélations Snowden à restaurer leur image auprès de leurs utilisateurs. Campagne pour un meilleur encadrement du Patriot Act, adoption de techniques censées mieux protéger la confidentialité des communications : tout est bon pour tenter de rétablir la confiance. Mais, même à supposer qu’elles soient sincères, ces initiatives s’inscrivent dans un rapport de forces déséquilibré. Les hérauts de l’entrepreneuriat californien tirent les plus grands bénéfices de leur proximité avec l’appareil sécuritaire, que ce soit en termes de commandes publiques, de soutien diplomatique, ou encore d’accès aux renseignements relatifs à leurs concurrents étrangers ou à la sécurité de leurs produits.
Du côté européen, les attentats de Paris semblent catalyser ce processus d’hybridation public-privé dans la conduite de la surveillance. (...)
Pour les entreprises européennes, les révélations de M. Snowden ont constitué une aubaine. En France, l’argument de la « souveraineté numérique » face à l’espionnage de la NSA a permis de légitimer un investissement de l’Etat, décidé en 2009, de 285 millions d’euros dans deux projets de centres « souverains » de stockage de données. Le projet piloté par Orange comme celui de SFR se soldent pour l’instant par des fiascos commerciaux, et ce alors que plusieurs entreprises françaises, comme OVH ou Gandi, proposent déjà des offres similaires. Pour ces grands acteurs des télécoms, il s’agit en fait de renforcer leur position sur les marchés européens face à la concurrence américaine ou asiatique, en échange d’une collaboration avec les Etats dans leurs activités de surveillance. (...)