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Mediapart
Fichiers de police : mais que fait la Cnil ?
Article mis en ligne le 24 décembre 2020

Le passage en force du ministère de l’intérieur à l’occasion de la publication des décrets sur les fichiers Pasp et Gipasp, étendant le fichage policier aux « opinions politiques », met en lumière la faiblesse des pouvoirs de la Cnil.

La publication, au début du mois de décembre, de trois décrets renforçant le fichage policier, notamment en l’étendant aux « opinions politiques », a placé en porte-à-faux la principale institution chargée de protéger les données personnelles des Français : la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil).

Consultée, la commission a bien rendu des avis. Mais une partie de ses réserves a été écartée par le ministère de l’intérieur. De plus, le texte a été réécrit après sa consultation pour y introduire sa mesure la plus polémique : le fichage des opinions politiques.

Parallèlement, la polémique a pris un tour politique. Interpellé lors des questions au gouvernement, appelé par l’opposition à s’expliquer devant la commission des lois du Sénat, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, s’est dit prêt à « préciser » ses décrets, tout en se défendant de mettre en place « une sorte de Big Brother ». Le gouvernement pourrait même être contraint à cette réécriture si l’un des recours annoncés débouche sur une censure. L’un d’entre eux, déposé par la CGT, FO, la FSU, le Syndicat des avocats de France (SAF), le Syndicat de la magistrature (SM), Solidaires, l’Unef, ainsi que l’association Gisti, doit être examiné, ce mercredi 23 décembre, à partir de 15 heures par le Conseil d’État. (...)

Si ces fichiers ne sont pas nouveaux, les décrets leur donnent une tout autre dimension. Ils ajoutent de nouvelles finalités comme les menaces contre la « sûreté de l’État » et non plus seulement les menaces « à l’ordre public ». Et ils incluent de nouvelles informations, notamment celles relatives « à des opinions politiques, des convictions philosophiques, religieuses ou une appartenance syndicale », alors qu’auparavant seules les « activités » de ce type étaient répertoriées. (...)

De son côté, la Cnil a rendu des avis mitigés sur ces trois textes. Elle en valide l’essentiel. Concernant l’extension du champ d’application des fichiers, notamment aux atteintes « portant sur la sûreté de l’État », elle considère « que les modifications projetées sont justifiées ». (...)

Beaucoup, associations et responsables politiques, se sont indignés de ce que le gouvernement puisse faire publier au Journal officiel un texte comportant de tels risques pour les libertés publiques, sans tenir compte entièrement de l’avis de la Cnil, et même en contournant celle-ci sur un point essentiel introduit a posteriori.

L’affaire n’est pourtant pas nouvelle. Il est en effet courant que le gouvernement ne tienne pas compte des positions de la Cnil, dont les avis ne le lient aucunement. « L’avis ne constitue ni une autorisation ni un refus, explique Émilie Seruga-Cau, cheffe du service des affaires régaliennes et des collectivités territoriales à la Cnil. Le but est de conseiller le gouvernement. » (...)

Ces explications sont loin de satisfaire ceux qui, depuis plusieurs années, dénoncent une perte de pouvoir de la Cnil, comme l’association de défense des libertés numériques La Quadrature du Net. (...)

La polémique autour de ces trois décrets met en tout cas en lumière les difficultés que peut avoir la Cnil à réguler les fichiers de police, et le régime dérogatoire dont bénéficient ceux-ci. (...)

L’une des premières particularités des fichiers de police est de faire obligatoirement l’objet d’un acte réglementaire : soit un « arrêté du ou des ministres compétents » pour la plupart des fichiers de police, soit un « décret en Conseil d’État » pour ceux comportant des données sensibles comme « des données génétiques » ou « des données biométriques ».

Même si ces actes réglementaires doivent être toujours accompagnés d’un avis de la Cnil, ces dispositions prévues par « les articles 31 et 32 de la loi de 1978 imposent de créer les fichiers de police par un acte réglementaire, donc en excluant le Parlement. Il y a un problème de constitutionnalité », estime Félix Tréguer. « Tout passe par décret en échange d’un contre-pouvoir au rabais. Ce n’est pas très démocratique », ajoute Arthur Messaud.

En outre, certains fichiers particulièrement sensibles, comme certains fichiers des services de renseignement, peuvent bénéficier d’une dispense de publication de l’acte réglementaire. Dans ce cas, seul l’intitulé du décret est publié, accompagné d’un avis de la Cnil résumé à son strict minimum. Un avis qui, de plus, n’oblige en rien le gouvernement.

Il fut pourtant un temps où les pouvoirs de la Cnil furent tout autre. À sa création, elle disposait même de celui de rendre des « avis conformes » auxquels le gouvernement était contraint de se plier (...)

La question du fichage pratiqué par l’État était d’ailleurs au cœur des débats ayant mené à l’adoption de la loi Informatique et libertés. (...)

« Les libertés publiques ne sont jamais respectées que par les gouvernements épris de liberté, avertissait Jean Foyer. Les libertés publiques sont des fleurs de beaux jours, elles ne prospèrent pas dans les temps de guerre, de crise, de troubles ou de désordres. La législation sur les libertés publiques – c’est une constatation historique et assez dramatique – est une législation pour les jours heureux. »

Une référence historique que l’on retrouve jusque dans le choix du bâtiment abritant la Cnil, qui, durant l’Occupation, était celui du commissariat général au travail obligatoire. Comme le rappelle une plaque commémorative, c’est là que, le 25 février 1944, la Résistance mena une opération commando afin de détruire le fichier des jeunes Français susceptibles d’être envoyés au travail obligatoire. (...)

Pourtant, peu à peu, la Cnil a vu ses pouvoirs contraignants réduits au profit d’un rôle d’accompagnement et de conseil du gouvernement. (...)

« À partir du milieu des années 1990 va commencer à émerger le débat sur la vidéosurveillance dans lequel la Cnil a une position assez critique, poursuit le sociologue. À partir de ce moment, une partie de la classe politique va commencer à se demander si la commission n’a pas trop de pouvoirs. Cela va déboucher sur la réforme de 2004, qui lui enlève son principal pouvoir et la transforme en conseiller du prince. » (...)

L’adoption de la loi du 6 août 2004 est, en effet, un tournant dans l’histoire de la Cnil. C’est ce texte qui retire à la commission sa principale arme contre les fichiers de police : l’avis conforme. (...)

Le rapporteur du texte, Alex Türk, qui deviendra dans la foulée le nouveau président de la Cnil, sera d’ailleurs nommé cette année-là aux Big Brother Awards, une cérémonie qui récompensait alors les personnalités et les projets les plus « orwelliens ». (...)

Les militants de La Quadrature du Net, auteurs de nombreux recours contre des projets de surveillance gouvernementaux, regrettent, de leur côté, ce qu’ils estiment être « un recul de la Cnil sur les questions régaliennes ». « On aimerait que la Cnil reprenne le pouvoir sur le contrôle des fichiers de police », affirme Felix Tréguer. « Il n’y a quasiment plus de bras de fer, hormis sur quelques sujets comme le Health Data Hub », poursuit le sociologue.

En effet, la commission est encore capable de rendre certaines décisions fortes, comme son avis s’opposant au déploiement d’un système de contrôle biométrique à l’entrée des lycées à Nice et à Marseille. « Mais elle pourrait appliquer la même casuistique juridique à plein d’autres projets qui pullulent et que nous recensons sur notre projet Technopolice. Or, elle ne le fait pas », pointe le sociologue.

« J’ai l’impression que c’est un peu le Conseil d’État qui a pris le rôle de la Cnil, estime, de son côté, Arthur Messaud. Mais le Conseil d’État n’a pas la même culture en matière d’informatique et pas la même indépendance. On se dit : “Au pire il y a le Conseil d’État…” »

« Aujourd’hui, la Cnil est devenue une organisation assez technocratique et pas très politique, reprend Felix Tréguer. Pourtant, lors des débats sur la loi Informatique et libertés de 1978, elle avait été présentée comme un gardien devant empêcher le basculement dans une société de surveillance. On ne peut que constater qu’elle a échoué. »