
Dans son livre Tueries : forcenés et suicidaires à l’ère du capitalisme absolu (1), le philosophe italien analyse les ressorts du terrorisme suicidaire qui frappe aujourd’hui aussi bien à Colombine (États-Unis) ou Utoya (Norvège) que dans les rues de Paris. Il y voit le symptôme d’un corps social déchiqueté par la mise en compétition permanente inhérente au capitalisme sauvage qui engendre dépression et violence. (...)
Pour moi, le champ lexical est le terrain principal de la lutte car il est le symptôme de la transformation des relations sociales et productives. Le changement de langage doit aussi être le terrain principal du combat pour la libération des peuples. Ce combat est plus que jamais à mener.
Quels mécanismes ont conduit à l’assignation, voire à l’asservissement par le langage ?
Franco Berardi Les dernières décennies ont été marquées par la colonisation du langage. Au début de ce processus, que l’on peut situer au tournant de l’année 1977, qui est la date de naissance des radios libres en Italie, mais qui est aussi l’année où Steve Jobs a créé la marque Apple et où les Sex Pistols chantaient No Future, la conscience politique et la pratique politique se sont déplacées sur le champ du langage. La technologie et le langage ont eu un rapport de plus en plus étroit qui a permis au début la libération de la parole. Ce fut le cas des radios libres à leurs débuts et aussi des débuts du réseau Internet, d’une transformation réticulaire de l’informatique. Hélas, le combat n’est pas terminé car, depuis une quinzaine d’années, les entreprises transnationales de la publicité et de la finance ont colonisé ce réseau.
Comment cette information réticulaire a-t-elle nourri votre dernier livre, Tueries : forcenés et suicidaires à l’ère du capitalisme absolu , dans lequel vous analysez la multiplication des meurtres de masse aux États-Unis et en Europe ?
Franco Berardi Ce livre a une histoire particulière. Mes autres ouvrages sont plus théoriques, mes sources sont alors plus académiques, plus livresques. Quand j’ai commencé à écrire celui-ci, j’étais au Canada, dans les montagnes, complètement isolé. C’est sur Internet que j’ai appris l’attaque d’un cinéma où était projeté Batman. Un dénommé James Holmes a tiré dans la salle, déguisé en personnage du film, et assassiné 32 personnes. Il a voulu traverser l’écran, entrer dans l’histoire du film et aussi, je l’ai compris plus tard, dans l’histoire des États-Unis. Je me suis passionné pour ce crime horrible. C’était tellement fou, tellement inexplicable, qu’il m’a semblé important de trouver des explications pour expliquer l’inexplicable. Comprendre est un devoir, si on renonce à la compréhension, on renonce à tout, et surtout à trouver des lignes de fuite, des parades possibles. (...)
Le seul point commun de ces crimes de masse est d’être commis quasi exclusivement par des hommes et de se produire dans les pays occidentaux où il est facile de se procurer une arme. Il y a une corrélation très nette entre la circulation des armes et les meurtres de masse par des forcenés, en ce sens cela peut apparaître comme une forme de suicide collectif d’une société qui met à disposition des citoyens les moyens de sa destruction. Cela a d’ailleurs été parfaitement montré dans le film de Michael Moore, Bowling for Columbine.
À travers différents cas que vous avez étudiés, qu’avez-vous compris de la genèse de cette folie meurtrière rendue possible par la disponibilité des armes ?
Franco Berardi L’adoration pour la compétition, qui est le principe exalté par les sociétés capitalistes, crée tellement de frustrations qu’elle engendre la violence comme dernier recours, comme solution ultime pour exister dans un monde où ces individus se sentent mis à part (...)
J’ai étudié les publications sur Internet et les extraits disponibles des journaux intimes des tueurs de masse, notamment américains, et je me suis aperçu qu’il s’agissait très souvent pour eux d’être, pour une unique et ultime occasion, les « gagnants ».
Notre monde ultralibéral a aboli toute forme d’identification sociale. Nous n’appartenons plus à des groupes identifiés et étanches les uns par rapport aux autres tels que les riches, les pauvres, les travailleurs, les capitalistes : les politiques et les médias font injonction à chacun de se hisser au sommet. Les solidarités sont dévalorisées au profit d’une compétition acharnée présentée comme naturelle et dont on tait aux plus faibles qu’elle est inégale. De plus chacun des « perdants » l’est à titre individuel. L’analyse en termes de lutte des classes a disparu des écrans et de la plupart des journaux, donc tout « échec » incombe à l’individu qui, isolé, ne peut plus le considérer comme une défaite sociale et en porte donc l’entière « culpabilité ».
Partant de ce constat, il est assez logique que des individus deviennent fous et se réfugient dans des mondes parallèles où ils peuvent trouver leur place. Ce peut être en se confondant avec leur avatar dans leur jeu vidéo préféré, en s’identifiant au héros d’un film d’action, ou en prenant pour argent comptant n’importe quel prêcheur d’une secte ou d’une pseudo-religion qui leur promet un monde dans lequel il seront reconnus et auront un rôle à jouer. (...)
Je vois le crime comme indissociable de cette souffrance psychique suicidaire qui s’élargit comme une tache noire dans ce monde où, durant les quarante dernières années, le suicide a augmenté de 60 %, selon l’Organisation mondiale de la santé.
Or, ces quatre dernières décennies sont caractérisées par l’exacerbation de l’injonction néolibérale et la virtualisation, c’est-à-dire la communication désincarnée qui, combinée avec la compétition agressive, constitue à mon sens un danger.
Néanmoins, toutes les victimes du capitalisme ne deviennent pas des assassins…
Franco Berardi Certes, mais tous les capitalistes qui exploitent les travailleurs, qui, par exemple, leur vendent des semences stériles ou des pesticides et les forcent à s’endetter comme le fait Monsanto, sont tous des assassins invisibles… et impunis. 270 000 paysans se sont tués en Inde, souvent en avalant l’objet même de leur misère, à savoir les produits toxiques qui leur avaient été vendus par la multinationale.
En France, chez les employés de France Télécom devenu Orange après la privatisation, soumis à une organisation néolibérale du travail, les suicides (certes, à une moindre échelle) se sont également multipliés (...)
On est confronté à une phénoménologie du désespoir qui a une explication systémique : l’impuissance du peuple à changer les conditions de vie et de travail. Les dernières générations sont atomisées dès l’école. Le suicide est alors la seule réponse quand on n’a plus la possibilité de se révolter collectivement, c’est l’aboutissement naturel d’un parcours de solitude et d’impuissance. (...)
La seule stratégie qui me semble réaliste est de prôner l’autonomie, c’est-à-dire le refus de voir sa vie déterminée par les conditions de misère ambiante. Il s’agit de commencer un processus de reconstruction d’une collectivité hors de l’alternative gagnants-perdants.
Dans l’un de ses ouvrages, Carlos Castaneda fait dire à son personnage, Don Juan : « L’important n’est pas de gagner ou de perdre, mais d’être impeccable », littéralement « sans pêché », c’est-à-dire qui n’a pas de dépendance et n’accepte pas d’être défini par l’autre, l’ennemi. L’important aujourd’hui, et donc pour chacun, est d’apprendre à se définir par soi-même, en ne cherchant aucune autre reconnaissance que dans le regard de ses proches, ses amis. Ainsi on pourrait jeter les bases d’un nouveau tissu social, solide et juste. C’est cette petite éthique de la survie heureuse et possible que je propose, alors que les conditions d’un renversement global de la situation ne me semblent pas aujourd’hui réunies. Ce sera peut-être un jour le cas, mais en attendant, il nous faut survivre. (...)