
Le réalisateur François Ruffin est devenu l’un des principaux critiques de la destruction du modèle social français. Aujourd’hui député, il explique à Jacobin comment la gauche peut redécouvrir sa raison d’être – et rallier à nouveau le mécontentement de la France rurale et périphérique.
Ancien journaliste et fondateur du journal alternatif Fakir, le réalisateur français François Ruffin s’est attiré en 2016 des comparaisons avec Michael Moore pour son documentaire satirique acclamé Merci Patron ! (...)
La même année, Ruffin a contribué à lancer le mouvement Nuit Debout, au cours duquel des manifestants ont occupé les places des villes pour s’opposer aux réformes du travail favorables aux employeurs.
Très vite, Ruffin s’est également fait une place dans la politique institutionnelle. Élu pour la première fois à l’Assemblée nationale en 2017, Ruffin a été réélu pour un second mandat de cinq ans en juin dernier. Membre du groupe parlementaire de La France Insoumise, Ruffin est connu pour son côté indépendant et son insistance à gagner des électeurs dans les zones rurales et périphériques qui ont vu un soutien croissant pour l’extrême droite, comme sa région natale de Picardie, dans le Nord post-industriel du pays.
Aujourd’hui, il se bat contre les plans du président Emmanuel Macron visant à augmenter l’âge de la retraite – une attaque clé contre le modèle social français. Quelques heures avant un rassemblement contre la réforme, Ruffin s’est assis avec Cole Stangler de Jacobin dans un café près de l’Assemblée nationale à Paris. Ils ont discuté du projet de loi sur la réforme des retraites, de l’état de La France Insoumise et de sa large alliance parlementaire, de la façon dont la gauche devrait attirer les électeurs en dehors des grandes villes, et de la raison pour laquelle Ruffin embrasse l’idéal du « réformisme révolutionnaire. » (...)
François Ruffin : L’histoire du mouvement ouvrier est l’histoire de la lutte pour la réduction du temps de travail. Cela a commencé par la fin du travail des enfants, puis le repos du dimanche, puis du samedi après-midi, puis les congés payés. Puis ce fut la retraite, que le ministre du Travail a qualifiée en 1945 de « nouvelle phase de la vie ». En 1982, les Socialistes au pouvoir ont abaissé l’âge de la retraite à soixante ans. Depuis cette période, nous n’avons plus gagné de congés payés.
Comment est-ce possible, alors qu’au cours des quarante dernières années, nous avons connu des progrès en matière de robotique, de technologie, de numérisation – des gains de productivité qui devraient se traduire par une réduction du temps de travail ?
Cette tendance a commencé aux États-Unis. J’ai été très surpris d’apprendre qu’à la fin des années 1970, le pays occidental où les gens travaillaient le moins était les États-Unis – moins que l’Allemagne, la France et l’Italie. Mais ensuite, les États-Unis ont « libéré l’énergie », comme dit Macron ici (...)
En même temps, l’augmentation de l’âge de la retraite a des effets très concrets. Quand on est passé de soixante à soixante-deux ans, le taux de pauvreté a augmenté, le taux de personnes bénéficiant du Revenu de solidarité active (RSA) a quadruplé chez les personnes de soixante à soixante-deux ans. Ces personnes ne peuvent plus travailler parce qu’elles ont peut-être de graves douleurs au dos ou aux épaules, mais elles ne sont pas encore à la retraite. Le risque est que ces personnes doivent tenir encore plus longtemps. Une retraite bien méritée est remplacée par des allocations de pauvreté.
Cole Stangler : C’est une réforme qui revient en arrière ?
François Ruffin : Cela fait quatre décennies que ça dure. Aux États-Unis, le tournant a été l’arrivée au pouvoir de [Ronald] Reagan qui, fondamentalement, a été une contre-révolution : un grand retour en arrière sur le plan social et économique mais aussi environnemental et dans le rapport au temps de travail. Les tendances de l’histoire ont été inversées. (...)
La question est de savoir comment remettre l’histoire dans le bon sens. Comment faire en sorte que les grandes entreprises soient plus taxées que les gens ordinaires ? (...)
Dans les années 1980, on a vu apparaître des mots-clés comme concurrence, croissance, mondialisation, qui sont pour moi autant de pivots. Aujourd’hui, on voit à quel point ils sont épuisés. Ces mêmes mots ne suscitent aucun enthousiasme chez les gens. Ils inspirent au mieux l’indifférence, mais en général, ils provoquent un malaise. Nous avons un libéralisme économique qui ne gagne plus le cœur et l’esprit des gens, mais qui augmente néanmoins son emprise sur la société.
En 2017, Macron en est devenu le nouveau visage. Il applique les mêmes politiques que celles mises en œuvre depuis quarante ans, mais plus profondément. Regardez ce que la réforme des retraites va permettre de financer. Elle va permettre de baisser les impôts sur les entreprises et les grandes sociétés.
En 1983, le premier secrétaire du Parti socialiste français Lionel Jospin disait : « Nous ouvrons une parenthèse libérale. » Aujourd’hui, la question est : comment la refermer ? Je pense que c’est vrai pour la gauche, partout dans le monde. (...)
Je reviens à mon histoire de quarante ans : c’est le temps pendant lequel les dépenses dans les services publics ont diminué. En fin de compte, nous n’investissons pas dans la santé, les transports en commun, les écoles ou l’énergie parce que nous voulons économiser de l’argent – et nous nous retrouvons donc avec un système vidé de sa substance.
Je suis également confronté à un déclin industriel qui dure depuis quarante ans. (...)
Quand je vois le Parti socialiste, je leur dis : « Le problème, c’est que « social » et « démocratique » sont deux beaux mots, mais depuis quarante ans, vous n’êtes ni « social » ni « démocratique ». Si nous prenons ces mots au sérieux, être « social » signifie s’assurer que la charge fiscale pèse sur les grandes entreprises et les plus riches, et non sur les moins nantis. C’est s’assurer qu’il y ait des augmentations de salaire. Ce n’est pas ce qui s’est passé. (...)
Pour moi, « réformiste » n’est pas un mauvais mot. Le mouvement ouvrier n’a pas seulement progressé grâce à de grandes révolutions, mais aussi grâce à certains petits pas en avant : la fin du travail des enfants, l’obtention du dimanche comme jour de congé, l’obtention du samedi après-midi. Ce ne sont pas des révolutions, mais elles sont capables de faire deux choses : elles transforment très concrètement la vie des gens dans le présent. Cela compte. Et elles offrent une lueur de lumière au bout du tunnel. Ils montrent que « c’est possible » de vivre mieux. Ils donnent confiance aux gens et leur font prendre conscience de leur pouvoir.
Ce que fait Macron, comme d’autres avant lui au cours des quarante dernières années, est une contre-réforme. Être « réformiste », c’est se demander : « Comment remettre l’histoire dans le bon sens ? » On ne va pas gagner les étoiles tout de suite. Je dirai même que plus je promets les étoiles, moins les gens de chez nous vont me croire. Par contre, dire qu’on va remettre les trains sur les rails… (...)
Je ne me reconnais pas dans la figure de Mitterrand en ce qui concerne la manière dont il a exercé le pouvoir – c’est-à-dire un certain décalage entre les promesses et les actes. (...)
Il y a un livre de François Cusset, La décennie : le grand cauchemar des années 1980. Je pense que c’était un cauchemar : le moment où on a commencé la grande glissade, où la classe ouvrière a été trahie. (...)
Aujourd’hui, dans la course entre l’extrême droite et la gauche, on est en retard. L’extrême droite est en train de gagner plus de soutien. Nous sommes obligés de nous unir car sinon la défaite est garantie. (...)
Mais, la question est : « Qui conduit le train ? » Avant d’être élu, j’ai dit : « Nous ne voterons plus jamais pour le Parti socialiste ». Si la locomotive est le Parti socialiste et que nous sommes les wagons derrière, ça ne marchera pas du tout.
Vu le niveau d’inégalité dans le pays et la crise environnementale, on ne peut pas se contenter de mettre un pansement sur le système. Il faut rompre avec la concurrence, la croissance et la mondialisation. Comment faire, en tant que société, pour avoir moins de concurrence et plus d’entraide ? Moins de croissance et plus de partage ? Moins de mondialisation et plus de protection ? (...)
Mais comment opérer un changement majeur et faire évoluer le système vers autre chose ? Cela ne peut pas être cosmétique. (...)
Je ne pense pas qu’une organisation quelle qu’elle soit ait une démocratie parfaite. Je peux dire qu’après avoir participé au mouvement Nuit Debout, j’ai vu les limites du [modèle] d’assemblée générale permanente. Pour passer à l’action, il est également important d’arrêter de se regarder le nombril. Nous avons besoin d’être poussés vers l’extérieur. Je comprends tout cela.
En même temps, un peu plus de démocratie ne ferait pas de mal. (...)
Quel est le bloc historique qu’il faut construire ? En France, il faut réussir l’alliance entre la classe moyenne et la classe ouvrière, qui est elle-même traversée par un clivage entre les gens des zones urbaines qui ont tendance à être d’origine immigrée, et les gens des zones rurales qui ont tendance à être plus blancs. C’est ce double divorce que nous devons résoudre.
Il est nécessaire de réussir l’alliance entre la classe moyenne et la classe ouvrière.
Dans notre histoire, nous n’avons jamais réussi sans cette alliance. (...)
Aujourd’hui, avec l’écologie, il y a la possibilité de rassembler les gens autour de ça. Il est possible de dire que la concurrence effrénée est mauvaise pour tout le monde. C’est mauvais pour les travailleurs et c’est mauvais pour la planète. C’est un thème, mais il y en a d’autres.
Jean-Luc Mélenchon a gagné les deux tiers de la mise. Il a réussi à séduire les jeunes des villes, il a réussi à séduire les jeunes de certains quartiers populaires. Il lui manquait la France périphérique, la France rurale, la France des gilets jaunes – je veux dire qu’il y a mille façons différentes de décrire cela, mais il y a une grande pièce manquante. Comment reconquérir cet électorat ? Je ne dis pas que c’est facile, mais il faut commencer par l’identifier comme un objectif et se demander quelles sont les voies à suivre. (...)
J’ai proposé plusieurs choses. Par exemple, les travailleurs dits de « première ligne » pendant la crise du Covid-19 – les aides à domicile, les travailleurs agricoles et alimentaires, [et d’autres] – devraient être applaudis comme les nouveaux héros de notre temps. Nous devrions nous demander, métier par métier, comment nous allons revaloriser ces professions sur le plan symbolique et sur le plan matériel. Je pense que c’est un point de départ. Ensuite, il y a la question du système ferroviaire, que l’on peut relier aux problèmes actuels du métro parisien et du réseau de trains de banlieue de Paris. S’emparer de tels thèmes permet de façonner la réalité de la vie quotidienne des gens. (...)
J’ai été élu pour représenter les quartiers populaires d’Amiens, qui ont une forte présence de personnes issues de l’immigration, et Flixecourt, qui est une France plus blanche. La question est de savoir comment trouver les thèmes qui, au lieu de les diviser, vont les rassembler. (...)