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Freire, hooks, Freinet : les pédagogues révolutionnaires
Par Rachid Zerrouki
Article mis en ligne le 22 mai 2017
dernière modification le 19 mai 2017

Un professeur brésilien aux côtés des opprimés, une féministe afro-américaine née dans le Kentucky, un instituteur communiste des Alpes-Maritimes : c’est fort de ce tour d’horizon que l’auteur, professeur des écoles, jure qu’il est possible, oui, d’« enseigner en allumant des feux plutôt qu’en remplissant des vases ».

Dans les années 1970, en pleine mouvance contestataire, un prêtre viennois a l’impertinence de se livrer à une critique radicale de l’école, qu’il accuse d’entretenir les inégalités qu’elle est censée exterminer. Dans Une Société sans école1, Ivan Illich décrit « l’idéologie scolaire » comme une prison dans laquelle s’enferme l’être humain, renonçant à sa propre croissance jusqu’à aboutir à une forme de suicide intellectuel. Visiblement contrarié au-delà du raisonnable, il compare l’éducation à un code rituel interminable, abêtissant et coûteux. Et pourtant, dans le même ouvrage, il affirme connaître un enseignant dont la pédagogie échappe à toutes ces critiques ; la disparition de l’école pourrait, lance-t-il, conduire au triomphe de sa démarche.

Freire : la pédagogie des opprimés

Cet homme qui a presque réconcilié Illich avec l’école s’appelle Paulo Freire (1921 – 1997). Et, pour lui, « personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble, par l’intermédiaire du monde ». C’est dans cet esprit qu’il a mené, dans les années 1960, une grande campagne d’alphabétisation avec des paysans du nord-est du Brésil. Il ne s’agissait pas de leur apprendre à lire de façon décontextualisée et instrumentale, mais de leur présenter la vie politique quotidienne à travers la lecture et l’écriture qui, à ses yeux, ne doivent plus fonctionner comme « des outils culturels de domination ». (...)

Freire est un révolutionnaire mais ce n’est pas tant la diffusion d’un idéal politique qui anime ses recherches que la lutte contre les rapports sociaux de domination. Et l’arme qu’il préconise est l’esprit critique puisque, selon ses propres mots, « aucun ordre oppressif ne supporterait que tous les opprimés se mettent à dire : pourquoi ? ». (...)

Le renversement du gouvernement fédéral par les forces armées brésiliennes en 1964 met fin à cette grande expérience. Freire, accusé d’être « un révolutionnaire et un ignorant », est emprisonné avant de trouver refuge au Chili. Ce n’est que le début de son histoire et de ce qu’il nomme « la pédagogie des opprimés ». Richard Shaull, un théologien américain, en donnera la plus belle définition : « c’est la réponse d’un esprit créatif et d’une conscience sensible à l’extraordinaire souffrance et à l’énorme misère de ceux qui l’entourent ». (...)

hooks : une pédagogie de l’espoir

À quelques milliers de bornes de São Paulo, plusieurs décennies plus tard, un autre esprit révolutionnaire tombe sur les pages noircies par Paulo Freire. L’afroféministe bell hooks, née en 1952, est l’une des premières à parler « d’interconnectivité » des oppressions de sexe, de race et de classe, dans Ain’t I a Woman2. Elle confiera qu’elle mourrait de soif avant de rencontrer le pédagogue brésilien — mais, contrairement à lui, qui n’a jamais connu la « culture du silence » qu’il combat, elle est directement concernée par l’objet de ses luttes : une femme noire et pauvre vivant au Kentucky dans les années 1950 n’échappe pas au mélange abominable de racisme, de sexisme et de ségrégation sociale. (...)

Dans Teaching to Transgress3, elle raconte que les enseignants qui l’ont le plus inspirée à l’université sont « ceux qui ont eu le courage de transgresser les limites qui voudraient enfermer les élèves dans une conception mécanique de l’apprentissage, conçu à la manière du travail sur une chaîne de montage ». Elle réfute le « système bancaire » d’éducation dont parle Freire, qui consiste à consommer un contenu délivré par un professeur, l’assimiler et l’emmagasiner. Pour elle, l’éducation est une pratique de liberté au centre de laquelle doit se trouver l’esprit critique. (...)

cette démarche est une réciproque vulnérabilité : « les professeur-e-s qui attendent que les élèves partagent des récits d’expérience personnelle mais refusent d’en partager exercent un pouvoir coercitif ». Alors, comme pour montrer sa bonne foi et instaurer une relation de confiance avec son public, c’est elle, en premier, qui dévoile ses propres expériences en classe. Dans A Pedagogy of Hope4, elle conte ces récits et la manière dont elle les réinvestit dans sa pédagogie émancipatrice. (...)

Freinet : une pédagogie émancipatrice

En lisant Teaching to Transgress et A Pedagogy of Hope, on éprouve l’envie de présenter à bell hooks un pédagogue révolutionnaire qu’elle n’évoque jamais. Si Paulo Freire l’a inspirée, il ne peut qu’en être de même de Célestin Freinet (1896 – 1966), car comme dit le brésilien à son propos : « Les rêves de Freinet sont aussi mes rêves : la lutte, l’engagement permanent pour une éducation populaire, pour une école qui tout en étant sérieuse n’a pas honte d’être heureuse. » Les luttes et les rêves de Freire et Freinet ont en effet bien des choses en commun. Les deux appellent de tous leurs vœux une autre école, populaire et émancipatrice ; les deux rejettent l’école-usine de la bête obéissance et du rabâchage des leçons ; les deux dérangent autant qu’ils fascinent et, surtout, les deux placent, comme bell hooks, l’esprit critique au centre de leur pédagogie révolutionnaire. (...)

« Échappant de peu à la mort et n’étant plus utile aux yeux de l’armée, il devient ce pacifiste convaincu que c’est par l’éducation qu’on évitera d’autres guerres. » (...)

Pour Freinet, l’apprentissage est une démarche naturelle chez l’enfant et le rôle de l’enseignant est dès lors de lui permettre d’avancer de façon la plus autonome possible vers son épanouissement personnel. (...)

dans les pas de Paulo Freire, il dénonce l’utilisation capitaliste du concept de neutralité ainsi que la domination qui se cache derrière. Pour lui, la neutralité en éducation n’a pour but que de reproduire l’idéologie dominante et les inégalités en veillant à ce que les classes sociales ne soient jamais remises en cause : « La neutralité, c’est la mort. La vie ne peut pas être neutre5. » (...)

L’esprit critique est un diamant

Freire, hooks, Freinet. Voilà trois esprits révolutionnaires pour qui l’émancipation des classes populaires passe par l’éducation et la pédagogie. Indéniablement, même si l’école publique d’aujourd’hui n’a que peu de choses à voir avec l’école prolétarienne de Freinet, l’Education Nationale n’est pas restée hermétique à leur héritage puisque, selon leur référentiel de compétences, les enseignants ont aujourd’hui pour mission d’« aider les élèves à développer leur esprit critique ». Certes, c’est à peine chuchoté, et parmi toutes les autres priorités dont les professeurs du service public doivent se saisir, la tâche est peu mise en valeur. Mais la possibilité d’enseigner en allumant des feux plutôt qu’en remplissant des vases est donnée. Reste à tâtonner pour trouver des réponses aux questions qui se posent naturellement : comment cultiver la désobéissance dans le cadre peu flexible d’une institution scolaire basée sur l’autorité du maître ? Comment initier au doute méthodique dont parlait Descartes sans récolter de la méfiance systématique ? Quel rôle jouer, quelle voix prendre, quels chemin indiquer pour créer et maintenir chez ses élèves une irrépressible envie d’apprendre par soi même toujours plus ? Pour Grégory Chambat, auteur de Apprendre à Désobéir6, « préparer des humains à l’autonomie, à l’égalité, à un monde délivré de toute oppression ne saurait se faire au moyen de l’autorité ». Il faut trouver autre chose que la répression pour entretenir l’amour de la connaissance. (...)

La Bruyère disait de l’esprit critique qu’il est aussi rare que les diamants et les perles : il oublie que les diamants ne sont rares que parce que les grands groupes capitalistes les achètent en masse et les stockent pour les revendre au compte-gouttes. Toute l’ambition de la pédagogie critique consiste à conquérir les lieux de dépôt de ces diamants qui n’auraient jamais dû être confisqués au peuple.