Ouvert à la concurrence depuis 2005, le fret ferroviaire aiguise les appétits de sociétés privées peu regardantes sur le droit du travail et les normes de sécurité. A Cerbère (Pyrénées-Orientales), la gare de fret prend des allures de cimetière.
Samedi 21 juin 2014, fin de la grève contre la réforme ferroviaire. Dans son bureau en préfabriqué, Yannick a la gueule de bois. Par la fenêtre ouverte, le délégué cégétiste regarde les rails des voies de triage vides. Les entrepôts figés. Quelques wagons immobiles. Officiellement, le travail a repris, même si tout respire l’abandon. Ici, c’est Cerbère, village des Pyrénées-Orientales abritant un peu plus d’un millier d’habitants. Plein sud, à quelques centaines de mètres, le tunnel ferroviaire des Balitres, creusé dans la roche, mène jusqu’au village espagnol de Port-Bou. Il faut imaginer la ruche, il y a trente ans, les centaines de cheminots qui trimaient sur les voies. (...)
« Je suis rentré au fret en 2000, au triage du Bourget, qui doit être un des seuls à fonctionner encore puisque tous les autres ont été fermés. Avant, on triait les wagons, c’était la technique du “wagon isolé”, un wagon par client. Aujourd’hui, cette activité n’existe plus. Il n’y a plus de tri dans le fret pour des questions de rentabilité. En 2007, je suis arrivé à Cerbère et ça travaillait encore. On était 95 personnes sur le site, maintenant on n’est plus que 26 : agents de manœuvre, maîtrise et encadrement compris. » (...)
« On a commencé à subir la concurrence en 2010. ECR [2] a mis la main sur la société espagnole Transfesa, spécialisée dans le changement des essieux. La perte de ce gros trafic a provoqué la suppression de 40 postes chez nous. En 2011, on a perdu deux autres marchés au bénéfice de la concurrence allemande, avec encore une quarantaine de postes d’agents supprimés. La plupart des gens ont été reclassés, d’autres sont restés à l’EME [3] pendant deux ans. Ils viennent sur le site mais comme ils sont excédentaires, ils n’ont pas de travail à part quelques rares missions par-ci par-là. Pour eux, c’est vraiment catastrophique. »
À Cerbère, la situation se corse lorsque ECR décide de sous-traiter le marché des manœuvres à une société espagnole, Slisa. Outre le nouveau dégraissage de personnel imposé à la SNCF, la colère des cheminots enfle lorsqu’on apprend que la société ibérique emploie du personnel espagnol sur le sol français… en filoutant le droit du travail local. Ça porte un nom : dumping social. L’inspection du travail finit par s’en mêler. Fin 2013, la fraude est caractérisée : « Travail dissimulé par dissimulation d’activité et dissimulation d’emploi salarié. » De son côté, ECR est également reconnue coupable d’avoir eu recours au travail dissimulé. (...).
Le 9 avril 2011, dans un silence médiatique assourdissant, un tract de la CGT relayait le déraillement d’un train ECR dans Les Landes. Un déraillement qui s’ajoutait « à d’autres accidents/incidents causés par des entreprises ferroviaires privées circulant sur le réseau national. » (...)
« On a peur qu’un train de marchandises croise un TER avec des gosses dedans qui reviennent de l’école, et que le train déraille… » Ce scénario est très présent dans la tête des cheminots de la SNCF pour qui le fret, avant d’être un business, est un service public. Si, lors des appels d’offres, le public est plus cher que le privé, c’est en raison d’une certaine intransigeance quant au respect des normes de sécurité. L’accident de Brétigny-sur-Orge (Essonne) survenu en juillet 2013 revient beaucoup dans les discussions et est perçu comme le signal d’alerte lié au risque de laisser se délabrer des infrastructures publiques pour mieux les brader aux appétits du privé [4].
À quelques kilomètres de Cerbère, plus de 16 000 camions venant d’Espagne passent quotidiennement la frontière au col du Perthus. Yannick : « Il faut arrêter de tout mettre sur les camions. Si on agrandit les autoroutes, c’est pour eux. Rien n’est fait pour le fer. Du coup, on se fait laminer, même par les petites sociétés qui viennent de se monter. Le service public du fret, ils n’en veulent plus. Pour eux, le fret doit rapporter de l’argent et n’est pas là pour l’intérêt général. »
Crissement suraigu des roues sur le rail, un train de marchandise déboule. Yannick, d’un geste las : « On ne sait pas si dans cinq ans on sera encore là. En attendant, c’est la concurrence qui travaille et nous on les regarde travailler. »