
Lorsque l’on évoque le dernier livre de Thomas Piketty, Capital et Idéologie (éd. Seuil, 2019), l’économiste de 49 ans ne peut pas s’empêcher de s’excuser. "Il est un petit peu long", glisse-t-il, avant de rassurer le lecteur : "Mais il est très lisible ! L’économie, ce n’est pas de la mécanique quantique. On n’est pas en train d’envoyer une fusée sur la Lune." Et en pleine crise sanitaire et économique, les 1 200 pages de son ouvrage regorgent d’idées pour repenser un système à bout de souffle.
Relance verte, impôt sur les plus riches, patrimoine universel... Depuis le début de la pandémie de coronavirus, ce professeur à l’Ecole d’économie de Paris a repris son bâton de pèlerin pour défendre ses propositions, ancrées à gauche, afin de réduire les inégalités. (...)
"Ce qui est très important, c’est de ne pas abandonner l’étude des questions économiques à d’autres", répète-t-il. "Je pense que c’est d’abord comme ça que le changement historique vient."
C’est le second grand entretien, après celui de la climatologue Valérie Masson-Delmotte, d’une série que franceinfo lance sur le "jour d’après" la crise sanitaire et économique inédite que traverse notre pays. (...)
Quels mots utilisez-vous pour décrire la situation économique mondiale actuelle ?
C’est une situation inédite. Dans le sens où on n’a jamais, dans l’histoire, décidé collectivement de mettre à l’arrêt l’activité humaine et économique de cette façon-là. Et je pense que l’on a bien fait. Il faut quand même reprendre le point de départ : ce qu’il s’est passé c’est que, fin février, début mars, les prévisions de modèles épidémiologiques sont arrivées sur la table des gouvernements dans les différents pays du monde, annonçant que si l’on ne faisait rien, on allait avoir 40 millions de morts dans le monde. C’était la prévision centrale de ces modèles, en particulier ceux diffusés par l’Imperial College à Londres. Cela voulait dire 400 000 ou 500 000 morts en France, 2 millions de morts aux États-Unis…
Face à ça, les gouvernements, en quelques jours, se sont dit : "Bon, on est obligés de prendre des mesures totalement inédites." Et personne ne peut leur reprocher. Peut-être, un jour, dans six mois, dans un an, on reprendra le dossier, on essaiera de comprendre ce que l’on aurait pu faire de mieux, avant : sans doute, davantage investir dans l’hôpital, avoir davantage de matériel, ce qui nous aurait permis de davantage tester et d’isoler principalement les personnes les plus fragiles. Mais bon, ça c’est pour ensuite. Là, on a pris une décision inédite face à un contexte inédit et donc, du point de vue de l’économie mondiale, on a une chute du niveau de production et d’activité économique comment on ne l’avait, d’une certaine façon, jamais vu. Sur un temps aussi court, on n’avait jamais décidé d’arrêter tout simplement de produire. Donc forcément, il ne faut pas s’étonner qu’à la sortie on ait cette baisse vertigineuse de la production. Mais voilà, maintenant, ce qui compte, c’est de voir la suite. (...)
Il y a des précédents historiques, et ma démarche en tant que chercheur, c’est d’essayer d’aller voir comment les précédents historiques dans l’histoire économique, politique, des inégalités et des sociétés humaines, peuvent nous aider, non pas à faire exactement la même chose, parce que chaque situation est unique, mais apprendre dans l’histoire qu’il y a toujours une multiplicité de choix possibles. C’est peut-être ça la leçon la plus importante qu’on peut quand même tirer pour la situation actuelle. L’idée selon laquelle il y aurait une seule solution économique, une seule politique possible, par exemple face à des situations d’endettement public, ça c’est faux. Dans l’histoire, on a tout un répertoire de solutions qui sont utilisées et ça peut nous aider pour regarder l’avenir. (...)
Cette crise, malheureusement, exprime très clairement la violence des inégalités sociales qui traversent nos sociétés, renforce encore plus le besoin de réduire les inégalités et de trouver un autre modèle économique, tout simplement. De changer notre système économique. D’abord, ce qui me frappe, c’est la violence des inégalités face à cette crise. On parle du confinement, mais le confinement évidemment c’est très différent si vous êtes dans un grand appartement avec des livres ou si vous êtes dans un appartement minuscule, ou pour toutes les personnes qui sont sans-abri.
Et puis tout dépend aussi de vos possibilités de subvenir à vos besoins. (...)
Au cours des dix dernières années, on a célébré ces statuts indépendants, où tout le monde allait devenir un startupper, un entrepreneur de sa propre vie avec moins de cotisations sociales, mais aussi moins de protection sociale. Eh bien aujourd’hui, on se rend compte que pour toutes ces personnes qui ont ces statuts, beaucoup ont dû continuer à travailler, aller faire des livraisons à vélo, parce qu’il n’y avait pas de revenu. (...)
Mais alors, dans les pays plus pauvres, si on se déplace vers le sud de la planète, alors là, cette question devient beaucoup plus massive encore. Quand vous décidez le confinement et l’arrêt de l’activité économique dans un pays comme l’Inde, ou dans des pays dans l’Afrique de l’Ouest, où 90% des personnes travaillent dans le secteur informel et n’ont pas d’accès à des systèmes de revenus minimums ou d’allocations chômage ou de transferts sociaux, qu’est-ce que vous allez devenir ?
On l’a vu en Inde, il y a eu beaucoup de violences vis-à-vis de populations migrantes, de travailleurs ruraux qui étaient dans des villes, sur des chantiers, qui n’avaient pas toujours une habitation en dur, qui ont été éjectés des villes à la faveur du confinement, et qui se sont retrouvés sur les routes, sur les chemins à aller vers les campagnes, sans revenu. Et là, ça exprime à quel point on a besoin de système de protection sociale, de revenu minimum.
Dans les pays du Nord, on a développé des systèmes comme ça, mais ils restent insuffisants. Il y a beaucoup de gens qui passent à travers les gouttes. (...)
Pour résumer, cette crise exprime le besoin que l’on a de protection sociale et espérons qu’en particulier dans les pays où le système social est le moins développé, ce sera l’occasion d’accélérer dans cette voie à la suite de cette crise. (...)
En France, on ne le voit pas encore complètement parce qu’il y avait des mesures de chômage partiel, mais on voit bien que, dans beaucoup de secteurs, l’activité va redémarrer très doucement. Donc on va avoir besoin de la puissance publique pour aider à limiter cette montée du chômage, à créer des nouveaux emplois.
Et là, je pense que ce serait vraiment une erreur de se contenter de subventionner les activités très intensives en émission de carbone dont on sait qu’elles doivent diminuer à terme. (...)
là, on a quand même une occasion de repenser les choses pour avoir une relance qui met l’accent sur d’autres secteurs d’activité. La santé, d’abord. (...)
On ne va pas priver du bénéfice de l’assurance-chômage des secteurs particuliers au motif qu’ils sont carbonés. Les travailleurs sont touchés par la baisse d’activité. Tous les secteurs sont carbonés d’une façon ou d’une autre parce qu’ils utilisent, en consommation intermédiaire, des biens et des services dont la production émet du carbone. Donc il faut une politique qui soit systématique, qui prenne en compte pour chacun des secteurs l’ampleur des émissions carbone et qui ajuste les subventions à ce bilan très précis des émissions. Il faut aussi que ce bilan se fasse avec une préoccupation sociale très claire. (...)
il faut tout faire pour préserver et même améliorer la situation des personnes qui sont entre une fois le salaire minimum et deux fois le salaire minimum. Et puis demander beaucoup plus d’efforts à ceux qui sont au-delà de trois, quatre salaires minimums. À commencer par ceux qui sont dix fois, vingt fois, cinquante fois au-dessus et qui ont d’immenses revenus, parfois d’immenses patrimoines. La justice, c’est quelque chose qui se construit. Il faut pouvoir développer des nouvelles normes de justice environnementale et en même temps de justice sociale sans lesquelles on ne pourra jamais aller dans cette direction. Ce serait vraiment une erreur d’isoler cette question environnementale, de faire comme s’il allait y avoir un consensus, une unanimité, de l’isoler de la question sociale ou de la question des inégalités. (...)
Concrètement, il va falloir demander un effort aux personnes les plus aisées. Les personnes qui ont les plus hauts revenus mais aussi les personnes qui ont les plus gros patrimoines. Parce que le patrimoine, c’est aussi un indicateur de la capacité à contribuer aux charges communes. Il ne s’agit pas de punir qui que ce soit, il s’agit juste d’essayer de construire des normes de justice acceptables pour le plus grand nombre, donc qui demandent de prendre en compte la capacité des uns et des autres à contribuer, qui est aussi la capacité des uns et des autres à émettre du carbone. Parce que les modes de vie que vous avez avec les très hauts patrimoines ou les très hauts revenus, forcément, émettent beaucoup plus.
Pour toutes ces raisons, on a besoin de gestes forts sur la justice. Est-ce que le gouvernement en France, qui a supprimé l’impôt sur la fortune au début du mandat, ou est-ce que le gouvernement aux États-Unis de Donald Trump, qui a fait aussi d’énormes baisses d’impôts sur les plus riches, est capable de revenir sur ce qu’il a fait au début ? Trump, il a l’air vraiment buté. Mais Emmanuel Macron, il a l’air assez buté aussi, dans un autre genre. (...)
Si vous ne traitez pas comme ça les différents groupes en fonction de leur niveau de vie et donc d’émissions carbone, vous n’allez pas réussir à faire consensus et à développer à nouveau une norme de justice qui fasse que les uns et les autres acceptent de se projeter dans cet avenir commun (...)