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les jours heureux
Gabriel Matzneff et la presse de droite : voyage au bout de la honte
Article mis en ligne le 16 octobre 2020

Depuis le début de ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’affaire Matzneff – du nom de l’écrivain pédophile Gabriel Matzneff, contre qui le parquet de Paris a ouvert en janvier 2020 une enquête pour viols sur mineurs après la publication du livre dans lequel l’une de ses victimes, Vanessa Springora, a narré son calvaire -, la presse de droite semble être frappée d’amnésie.

(...) s s’il est parfaitement exact que Matzneff a bénéficié de complicités dans la gauche française, il n’est pas du tout certain que les journaux et les magazines réactionnaires qui accablent « la presse progressiste » soient les mieux placés pour dispenser de telles leçons.
Car c’est dans leurs pages que l’écrivain a trouvé, pendant plusieurs décennies, ses plus constants et fidèles soutiens – et les plus enthousiastes admirateurs des livres où il narrait ses exactions.
« Quinquagénaire émoustillé »

En 1993, Jean d’Ormesson, de l’Académie française, ancien directeur du Figaro, acclame, dans l’hebdomadaire Le Point, la publication par la prestigieuse maison Gallimard d’un nouveau tome du « journal intime » de Matzneff, dans lequel celui-ci « poursuit (…) l’histoire de la passion – des passions – d’un quinquagénaire émoustillé par les jeunes filles en fleur ».

L’académicien, entre une plaisanterie sur un « voyage » de l’écrivain « aux Philippines » et une déploration des « retards » d’une mineure « retenue à l’école ou par une mère vieux jeu », s’extasie : « Cette fois encore, c’est rassurant : dès les trois premières pages, l’auteur couche ou a couché ou envisage de coucher avec Marie-Élisabeth, avec Diane, avec Marie-Agnès, avec Anne, avec les deux Isabelle, qu’on ne distingue pas très bien l’une de l’autre, avec Francesca, avec Marie-Laurence, avec Sabine, avec Guylaine, que l’orthographe de son nom, sans doute, pousse à des actes sanguinaires, avec Severyne et sa ravissante sœur et son amie Edwyge – comme je vous le dis ! -, danseuse au Lido, avec Karine, avec Sophie – et avec Vanessa, héroïne fugitive d’une passion menacée » - il s’agit bien sûr de Vanessa Springora, qui fera deux décennies plus tard le récit de l’épouvantable emprise que Matzneff exerçait sur elle, et qui, en 1993, grise tant Jean d’Ormesson.
Lequel, extatique, poursuit son dithyrambe : « C’est un hamburger de corps empilés l’un sur l’autre (…). Entre-temps, ne nous laissons pas aller, il faut penser un peu à soi, on se fait masser le crâne par la jeune Véronique, on se fait faire les mains par Mlle Margarita, on se fait soigner les pieds par Patricia la jolie pédicure. » Car décidément : l’académicien est conquis par ce récit de « la passion d’un quinquagénaire, excité par l’ombre de la Brigade des mineurs, pour une collégienne de quatorze ans – en quatrième peut-être ? »

D’où cette longue ovation : « Matzneff brille d’abord par l’amour du plaisir. (…) Il est libre, il est charmant, c’est un disciple savant d’Épicure. On lui serre la main. »
Puis cette conclusion : « Notre ami Gabriel parle un joli français. À voir le nombre des enfants qui sont pendus à ses basques, on se dit que rien n’est perdu pour notre langue bien-aimée. »

Un an plus tard, Jean d’Ormesson, fidèle apologue, redit son admiration, cette fois dans Le Figaro, et d’une plume qu’il n’a aucunement allégée de son obscénité (...)

En 2008, le journaliste Pol Vandromme vante dans Valeurs actuelles, pour saluer la publication d’un recueil de chroniques de l’écrivain pédophile, l’audace d’un auteur « résolu à éprouver ses parties nobles presque autant que ses parties basses », qui « a mis une sorte de coquetterie non seulement à avouer, mais encore à entretenir les pointes les plus extrêmes de ses diversités ».

Matzneff, écrit Vandromme, « n’est jamais là où le conformisme feint de l’attendre, mais s’il surprend, et quelquefois scandalise, c’est pour justifier par la synthèse de ses contradictions l’authenticité de son personnage » - et « c’est par là, par les modulations de son chant profond, qu’il nous touche, nous retient et nous fait partager ses goûts (…), apparemment frivoles, mais qu’une passion sans démagogie et une langue sans scories imposent comme des défis à la modernité insane ». Qu’en termes délicats...

En avril 2009, le journaliste Claude Imbert, alors directeur de l’hebdomadaire Le Point, déplore dans ce magazine - pour lequel il rédige un compte-rendu enthousiaste de sa lecture d’un nouveau tome, nouvellement paru, du journal intime de l’écrivain – que Matzneff ait été « victime, en amant de jeunes filles précoces, d’un absurde ostracisme. Car ce “libertin métaphysique“ métaphysique est en vérité plus solaire que ténébreux ».

La rédaction du Figaro magazine a également adoré ce livre, et moque, dans un registre assez voisin, « le fiel » des « détracteurs » du diariste pédophile, « qui réduisent systématiquement son œuvre au récit qu’il fait, dans ses journaux intimes, d’une vie amoureuse délurée ». Cet « ostracisme » est, déplore l’hebdomadaire, « d’autant plus douloureux » que désormais « les ligues veillent aux bonnes mœurs », que « les petites amoureuses ont des avocats », et que par conséquent « la prudence s’impose ». Mais tout est bien qui finit bien, car pendant que « les vertueux aboient » - en agressifs chiens qu’ils sont -, « l’écrivain jubile ».
Puis Le Figaro s’en retourne, pour quelques temps, à la défense des valeurs familiales qui lui fera par exemple se demander, trois ans plus tard, si le mariage pour tous ne serait pas « contraire à l’intérêt supérieur de l’humain ». (...)

En février 2013, le romancier Yann Moix ovationne, dans Le Figaro, la parution d’un « nouveau recueil », selon lui « plein d’humour et de lucidité », de « Gaby le magnifique » - dans lequel ce dernier, pour mieux établir qu’il « reste fidèle aux passions qui ont empli (sa) vie d’homme et inspiré (son) travail d’écrivain », vitupère notamment contre « les prurigineux anathèmes des quakeresses de gauche ».
Moix ne lui mesure pas son admiration, et confie : « J’ai bon espoir qu’un jour, même si à mes yeux il l’est déjà (et depuis longtemps), Gabriel Matzneff s’installe dans la littérature française comme un de nos classiques. (...)

quelques caractéristiques récurrentes relient ces multiples et incessants hommages de la presse de droite à un pédophile assumé.
Par exemple, ses agissements criminels ne sont – évidemment – jamais présentés pour ce qu’ils sont par ses thuriféraires, qui n’ignorent pourtant rien de leur véritable nature.
Ils sont au contraire valorisés : il s’agit, selon ces encenseurs, de « libertinages », bien sûr empreints de cette « galanterie » française dont l’invocation permet traditionnellement à l’éditocratie hexagonale de minimiser les agressions sexuelles – lorsqu’elle ne les nie pas purement et simplement. (...)

Les victimes de Matzneff sont ainsi présentées comme des « petites amoureuses », comme des « jeunes filles précoces » - dont le lectorat est prié de comprendre, même si ce n’est pas dit explicitement, que, probablement aimantées par les hommes de plus de cinquante ans, elles étaient non seulement consentantes, mais sans doute aussi en demande.
Au reste, même l’évidence que les « passions » de l’écrivain sont des crimes est portée à son crédit : elles sont le gage de sa « liberté », et le nimbent, qualité supplémentaire, d’une aura d’interdit qui le rend délicieusement « sulfureux ». Et il n’est pas jusqu’à sa morgue qui ne lui soit comptée comme une vertu : lorsque Matzneff, repu de lui-même et de ses forfaits, se montre indifférent aux rares voix qui s’élèvent pour le condamner, lorsqu’au contraire ces quelques réprobations le font « jubiler », son outrecuidance est systématiquement rapportée comme un gage supplémentaire de son « irrévérence ».
Puis enfin : il est constamment présenté, selon le procédé qui permet aussi à ses admirateurs de s’accommoder ailleurs dans la littérature hexagonale d’ignominies racistes, comme un subtil raisonneur « métaphysique », doublé d’un maître écrivain, « styliste » rare, à la plume « élégante » et « alerte », qui mériterait même, selon Yann Moix, d’entrer de son vivant au Panthéon des auteurs « classiques » de cette grande culture française qui selon ses gardiens autorise le pire - pourvu qu’il soit perpétré avec « coquetterie ». (...)