
Vingt ans après le génocide des Tutsis et le massacre d’opposants, déclenché le 6 avril 1994 au Rwanda, la justice française vient pour la première fois de juger et de condamner un Rwandais séjournant en France. « N’est-il pas grandement temps d’oser regarder le passé en face ? » interpellent un collectif de rescapés, chercheurs, écrivains, chanteurs, journalistes et associatifs.
Dans une lettre ouverte à Alain Juppé, ministre des affaires étrangères à l’époque du massacre, ils pointent des contradictions et omissions dans son discours qui dédouaneraient les dirigeants français de toute responsabilité. « Nous souhaitons que l’État qui nous représente ait la dignité de reconnaitre ses erreurs », écrivent-ils.
Monsieur Alain Juppé,
Nous, habitants de Bordeaux, et citoyens attentifs au respect de la mémoire des victimes du génocide des Tutsis au Rwanda, constatons que depuis 20 ans vous tenez, concernant ce crime, un discours qui entre en contradiction avec la réalité des faits. Il suscite de graves interrogations sur votre rôle à l’époque, ainsi que sur celui de notre État, auxquelles nous vous invitons à répondre.
Vous étiez ministre des affaires étrangères d’avril 1993 à avril 1995. Au cours de cette période, au Rwanda, se mettait en place et se réalisait un génocide (...)
vous fermez les yeux sur tous les éléments qui montraient la préparation du génocide : le massacre des Bagogwe en 1991 ; celui des Tutsis dans le Bugesera, dans la région de Kibuye et dans le nord-ouest en 1992 et 1993 ; ainsi que les nombreux rapports, français [3] et internationaux, qui en attestent. Les plus notables, publiés en 1993, sont celui de quatre ONG [4], dont la FIDH, et celui de la commission des droits de l’Homme de l’ONU [5]. Ils interrogent déjà sur la possibilité de qualifier ces massacres de génocide. Ils démontrent également qu’ils sont encadrés par les autorités administratives et l’armée rwandaise, à une époque où les forces militaires françaises collaborent étroitement avec celles-ci.
Devant la multitude de ces voyants rouges [6], n’aurait-il pas été de votre devoir de dénoncer les crimes du régime et d’appeler à suspendre notre coopération, plutôt que de les camoufler derrière le paravent des accords d’Arusha ? (...)
La réception de ces personnes au Quai d’Orsay, mais aussi à l’Elysée et à Matignon, « rendait le génocide respectable », pour employer les mots de l’historienne Alison Des Forges [20]. La Belgique et les USA leur avaient fermé leurs portes, la France fut le seul pays occidental à traiter avec eux.
Cette réception, M. Juppé, vous la taisez. Vous ne pouvez pas même la justifier par une condamnation verbale des responsabilités portées par vos hôtes. Celle-ci n’a pas existé... (...)
La France ne s’est nullement opposée à la passivité de la communauté internationale que vous dénoncez. Elle y a participé, en votant la résolution 912 du conseil de sécurité de l’ONU, réduisant l’effectif de la MINUAR à 270 hommes, le 21 avril 1994, 14 jours après le début du génocide. (...)