
Difficile d’analyser des événements quand, soudain -ce qui arrive parfois- l’histoire se met à bégayer. Nous tentons tout de même cette analyse étant persuadé que sa confrontation nécessaire avec d’autres serait une contribution au débat devant traverser l’espace public dans ces temps quelque peu obscurs. Beaucoup de jugements ont été portés sur ce mouvement inédit des Gilets jaunes.
Comme il arrive toujours lorsqu’un phénomène nouveau émerge dans la société, on a recours au passé. Ainsi, certains ont cru percevoir un mouvement poujadiste, d’autres, une sorte de jacquerie d’Ancien régime, ou encore, un mouvement populiste, ou bien encore une sorte de refus de l’impôt, une passion de l’automobile, un désir de consommation, une contestation d’extrême-droite, et la liste de tels jugements pourrait être très longue. Ceci expliquerait sans doute –du moins en partie- que des syndicats (la CGT notamment) ont du mal à rejoindre un tel soulèvement populaire.
La vérité des Gilets jaunes.
Tout se passe cependant comme si la révolte des Gilets jaunes était en quelque sorte tout cela tout en étant autre chose. Cela nous fait bien sûr penser à la fameuse formule de Sartre « L’homme est ce qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il est » ce qui pour l’auteur de L’être et le néant est le signe de la liberté. Ne pourrait-on pas conclure en un premier temps que cette protestation populaire est l’expression même de la liberté. Mais laquelle ? Individuelle ? Collective ?
Ensuite, quelle est cette Chose autre que serait la révolte des Gilets jaunes ? Difficile de le dire, comme si dans sa radicale altérité elle échappait à notre entendement. (...)
il faut reconnaître que les Gilets jaunes ne s’identifient à aucun leader et encore moins à quelque parti que ce soit. Il serait donc hasardeux de qualifier leur mouvement de populiste. Ce n’est pas un mouvement identitaire. En ce sens, il se distingue des mouvements populistes de droite qui traversent bien des pays d’Europe. Ce n’est point une vague xénophobe (même s’il y a des xénophobes en son sein) et encore moins un mouvement anti-Islam. La notion de « signifiant vide » ne nous est donc pas d’un grand secours pour saisir la nature inédite de cette révolte populaire. Sauf peut-être en un seul sens, celui que reprend Chantal Mouffe dans Pour un populisme de gauche : une revendication –occupant la place de signifiant vide- peut symboliser plusieurs autres. Ainsi, la protestation contre les taxes concernant l’essence peut jouer le rôle de signifiant vide invitant en une sorte d’appel d’air d’autres revendications à venir s’agréger à la revendication principale du départ. En ce sens, le mouvement va en se développant car d’autres revendications, celles des lycéens comme d’autres revendications syndicales, sont en train de s’agréger à celles des Gilets jaunes ce qui donnerait à ce mouvement social en France une force incontestable. (...)
Si nous procédons par synthèses successives, il y a bien une protestation contre les impôts, mais parce que ces impôts sont perçus comme injustes. De même pour les autres taxes notamment celles concernant l’essence. Les écologistes pensent que ce mouvement est anti-écologique. C’est se tromper. On veut bien des mesures écologiques mais à conditions que celles-ci soient justes. (...)
Autre chose est exprimée dans la révolte des Gilets jaunes, celle d’une souffrance sociale, celle de la difficulté de vivre décemment, d’assumer des fins de mois de plus en plus difficiles. Certains disent, que d’autres peuples connaissent une souffrance sociale beaucoup plus tragique et que les Français se comportent comme des enfants gâtés, eux qui ont le modèle social le plus généreux du monde. C’est sans doute vrai mais le problème est que cette souffrance sociale est exigée des couches populaires de la population quand, dans le même temps, une minorité ne cesse de se gaver, de s’enrichir, d’échapper à l’impôt quand ce n’est pas sombrer dans la corruption. Ce qui est donc perçu comme injuste, c’est le développement des inégalités. (...)
En résumé, le mouvement des Gilets jaunes exprimerait dans la France actuelle une forte demande de justice et d’égalité. Qu’en serait-il alors de la liberté, si on revient à ce que disait Sartre ? Hier au matin, sur les ondes de France Inter, Raymond Soubie, très inquiet apparemment, affirmait que les Gilets jaunes étaient « un mouvement social dangereux pour la démocratie » ! Ce proche de Jacques Chirac, expert en gestion de ressources humaines et en politiques sociales, relevait ce qui selon lui caractérise ce mouvement social qu’il qualifie d’ovni : des signes inquiétants comme le refus des corps intermédiaires, des syndicats et des partis politiques et surtout que le lien ait été fait par les réseaux sociaux actuels.
Concernant ce dernier point, il nous semble nécessaire de rappeler que tous les mouvements sociaux importants utilisent les moyens de communication nouveaux sinon dominants. (...)
Reste à savoir si ce fleuve pourrait déboucher sur un coup d’Etat, une chute de la démocratie comme le pense Rolland Soubie et c’est une hypothèse qu’envisageait même Emmanuel Todd dans une récente émission télévisée. L’embouchure de cette colère est à l’évidence indéterminée. Il faut donc prendre cette hypothèse au sérieux.
Notons que cette indétermination est le signe même de la liberté. En somme, si le contenu de la révolte des Gilets jaunes est une exigence de justice et d’égalité, qu’en est-il de la liberté dans ce mouvement inédit ? Le grand philosophe de la liberté qu’est Sartre pourrait-il nous aider à comprendre ce phénomène extrêmement complexe ? Qu’en est-il lorsque nous passons de la liberté individuelle à la liberté collective ? (...)
On reproche, étrangement, aux Gilets jaunes de ne pas être organisés sur le mode des syndicats ou encore des partis politiques, ce qui gêne dans les négociations et ce serait une forme d’apolitisme mettant en danger la démocratie. Or, c’est parce que précisément partis et syndicats se sont montrés incapables de protéger les classes populaires de la casse sociale opérée par le gouvernement macronien que la colère a ainsi surgit spontanément, hors de tout encadrement politique ou syndical. C’est donc une réponse inédite à une défaillance politique : telle est leur profonde vérité.
Reste à expliciter ce qu’est cette « défaillance politique ». Le triomphe du néolibéralisme, à l’échelle mondiale et aussi en Europe a détruit tout horizon de sens politique de libération. La tâche de Macron était de forcer la France, pays réfractaire, à se plier aux logiques néolibérales. Mais si le président français semblait réussir c’est que son idéologie « post-politique » (ni droite ni gauche) rencontrait des sympathies à l’intérieur du socialisme traditionnel français, affaiblissant aussi bien les partis traditionnels que les syndicats. Le dogme du TINA (There is no alternative) de Margaret Thatcher finissait par triompher au sein des élites intellectuelles, médiatiques , syndicales et politiques. L’économie était transformée en une pseudo vérité scientifique comme si une seule politique économique était possible. Il s’agissait donc de faire preuve de « pédagogie » pour convaincre le peuple ! (...)
Dans son verticalisme jupitérien, Macron se comporte comme un roi et en ce sens il fait de l’Etat une pure forme. Les hauts fonctionnaires constituent une bureaucratie de technocrates sous influence de Bercy et corrompue par des pantouflages en tous sens, du privé vers le public et du public vers le privé. « La bureaucratie dit Marx est l’Etat qui a réussi à se faire société civile ». L’Etat macronien est aussi la dé-symbolisation des institutions de la république comme nous avons essayé de le montrer dans un article précédent, L’ultime errance d’Emmanuel Macron. (...)
Quant à l’Assemblé nationale, elle est devenue une institution ridicule avec ses députés godillots majoritaires qui votent, comme l’a dénoncé à juste titre François Ruffin, comme des robots c’est-à-dire qui se complaisent dans l’élément de la sérialité, comportement grave qui altère le sens démocratique de l’Assemblée nationale. On peut comprendre que dans certaines de leurs circonscriptions ils aient pu être traités de « salopards ». (...)
on reproche aux Gilets jaunes de concentrer toute leur colère sur Macron. Mais est-ce incompréhensible ? Le président s’est voulu un petit roi au pouvoir jupitérien concentrant tout le pouvoir sur sa personne. Il reproche aux Français d’avoir procédé à la mort Louis XVI. Mais s’identifiant au roi il ne doit pas s’étonner que cela réveille une sorte d’inconscient collectif et qu’on veut tuer ce nouveau roi, au sens symbolique bien sûr, nous ne sommes plus au XVIII° siècle ! Macron affirme qu’il est légitime et qu’il a été élu légitimement pour accomplir la « réforme » de la France, ce qui est une exigence des technocrates, non élus démocratiquement et qui dirigent l’Europe. Or, d’une part, sa légitimité quoique réelle est faible. Il a été élu comme par défaut, lui qui n’avait l’adhésion que d’un quart de la population. L’abstention a été forte. D’autre part, la démocratie étant le pouvoir du peuple, le peuple doit intervenir à tous les moments de la vie présidentielle. Enfin, la volonté générale réside dans l’Assemblée et le pouvoir exécutif soit respecter cette légitimité. (...)
Macron, son gouvernement et la presse à leur service auront beau mettre l’accent sur les violences condamnables bien sûr, (mais dans l’intention de dénigrer au de dénaturer le mouvement social en cours et créer une réaction de rejet dans certaines couches de la population), la vérité du mouvement des Gilets jaunes ne saurait être altérée. Mais quelle peut être cette vérité ? Nous avançons l’idée que le fleuve Gilets-jaunes pourrait être un véritable mouvement de « démocratie insurgeante ». Nous empruntons cette expression à Miguel Abensour, dans son livre La démocratie contre l’Etat publié en 2004. Selon lui, « La démocratie insurgeante » peut se définir comme surgissement du corps du peuple contre le corps de l’Etat ». Elle fait donc surgir en permanence une communauté politique contre l’Etat. Le peuple dont il est question « présente cette particularité d’être un sujet qui est à lui-même sa propre fin ». (...)
l’essentiel est déjà en cours : l’exigence d’une démocratie véritable, prenant en compte la souffrance sociale du peuple et la nécessité de repenser une république authentiquement laïque et sociale. Ce qui devrait être poursuivi, plutôt qu’une logique organisationnelle, c’est l’élargissement d’une société civile forte, une sorte de radicalisation démocratique du peuple, pouvant en un second temps produire des modifications politiques. Macron est arrivé au bout de son ultime errance. Il est désormais démonétisé. Il ne lui reste comme seule solution la dissolution de l’Assemblée nationale. Sa chute est d’autant plus brutale qu’il avait voulu monter très haut dans son pouvoir jupitérien. (...)
De deux choses l’une : ou bien la France abandonne son modèle pour s’adapter à l’économie mondiale néolibérale et dans ce cas il faudrait renoncer à ce qui s’exprime chez elle de désir de justice, de liberté et d’égalité, ou au contraire elle lutte pour la défense de son modèle. Alors la contestation prendrait la tournure radicale d’un mouvement révolutionnaire qui ne pourra aboutir que s’il trouve des prolongements dans d’autres régions du monde. Cela dit, dans le moment actuel, il ne nous est que permis d’espérer.