
Sarcasmes, injures, imprécations, et maintenant appels au meurtre : depuis quelques mois, et plus encore ces dernières semaines, monte en puissance, au sein des classes dominantes européennes, et en particulier de leur composante principale (la masculine), un profond, puissant et bruyant flot de paroles de haine contre celle qui s’est imposée comme une figure de la protestation écologiste : Greta Thunberg...
Après l’ahurissant appel au meurtre lancé sur Twitter par le très distingué président de l’association des Amis du Palais de Tokyo, Bernard Chenebault, c’est un pas de plus qui est franchi vers le passage à l’acte, avec un très macabre montage symbolique au coeur de Rome : un mannequin à l’effigie de la militante pendu sous un pont. L’occasion de revenir sur une panique morale aussi instructive qu’abjecte.
« Haro sur Greta Thunberg, la démoniaque vestale hitléro-maoïste ». Ce titre peut paraître caricatural, mais il n’est qu’un collage, réalisé par Samuel Gontier sur son excellent blog « Ma vie au poste », de quelques-uns des propos le plus récurrents qui ont été tenus, pour de vrai, sur la militante écologiste dans les principaux talk-shows télévisés – à commencer bien entendu par celui du désormais incontournable Pascal Prout. (...)
Car s’il s’est trouvé quelques avocat.e.s pour défendre sa cause et sa personne, l’activiste a inspiré surtout, dans l’univers select de l’éditocratie autorisée, une foule de procureurs déchaînés : « irrationnelle » (sic), « illettrée » (re-sic), « louche » (re-sic, comme toute la suite), « ridicule », « sadique », « fanatisée », « totalitaire », elle s’est vue accuser d’à peu près tous les maux, dans des débats aux intitulés quelque peu orientés :
« Greta Thunberg en fait-elle trop ? »
« Cause noble, discours navrants ? » (...)
Et comme on les comprend ! Une jeunesse qui sort de son statut d’objet parlé pour devenir sujet parlant, comme c’est « malaisant » ! [2] Surtout quand ladite jeunesse est de sexe féminin ! Surtout quand c’est pour critiquer, dénoncer, accuser. Surtout quand la critique s’énonce en termes crus, explicites, sans détours ni précautions, sans euphémismes, sans s’excuser ni demander la permission, sans emprunter aucune des voies bien balisées de la féminité acceptable et audible : sourires, séduction, politesse, diplomatie, bref : la carte de la « bonne meuf », celle de la petite fille modèle ou celle de la Madone douce et maternelle. Surtout quand, en plus, elle déroge aux canons de la « normalité » neurologique ! Surtout enfin quand ce que critique ladite jeune femme neuro-atypique est un ordre économique, politique, social et symbolique auquel collaborent servilement, et de longue date, tous ces éditocrates très adultes, très mâles, très « normaux » et très friqués – et très blancs, évidemment.
Plusieurs psychologues ont analysé, en des termes parfois très pertinents, la panique morale qui s’est emparée de cette petite caste, plus habituée à donner des leçons qu’à en recevoir, a fortiori, répétons-le, de la part de personnes moins âgées, moins anonymes, moins masculines, moins « normales », moins riches et moins célèbres. Mais quelques considérations supplémentaires s’imposent, d’ordre sociologique et politique. Tout d’abord sur l’opportunité de cette cabale : à l’heure où les gouvernements sont mis sur la sellette, le Greta-bashing médiatique s’avère singulièrement bienvenu pour les pouvoirs en place. Singulièrement compatible avec les éléments de langage macroniens, par exemple. (...)
Quelques remarques s’imposent également sur les multiples comparaisons, invraisemblables mais répétées à l’infini, que cette campagne « anti-Greta » a vu proliférer, entre d’une part l’actuelle mobilisation de la jeunesse contre une dictature, celle du profit, et d’autre part (c’est authentique, ils ont osé) l’embrigadement de la petite enfance par des dictatures, et pas n’importe lesquelles : les pires. Car c’est à la jeunesse endoctrinée, fanatisée et enrégimentée qu’a été comparée – et même plus que cela : assimilée – la jeunesse révoltée de 2019. À la jeunesse formatée par les régimes staliniens (sic), maoïstes (re-sic), castristes (re-sic, comme tout ce qui suit), aux Kadhafistes, aux Khmers rouges, sans oublier évidemment les jeunesses hitlériennes [3].
Vertigineusement bêtes et méchants, ces amalgames le sont à plusieurs égards. (...)