
on apprend à l’instant (5 mai, 10h10) que le gouvernement turc, après entretien avec une délégation, accepte qu’un concert puisse avoir lieu : comme annoncé, Ibrahim Gökçek vient donc de cesser sa grève de la faim, après plus de 320 jours. Courage à lui, courage aux autres.
Grup Yorum est un groupe de musique populaire en Turquie : une vingtaine d’albums, plus de deux millions d’exemplaires vendus. Fondé en 1985 afin de dénoncer le coup d’État militaire, ses membres se sont succédé au fil des décennies — on dit que plus de 75 artistes l’ont animé et continuent de le faire. Mais ses chants, polyglottes, n’ont jamais dévié d’un pas : porter, par l’art, l’idéal d’émancipation socialiste. Le groupe a essuyé plus de 400 plaintes et une quinzaine de ses membres ont été incarcérés. Face à la répression fasciste du régime d’Erdoğan, accusant de « terrorisme » quiconque s’oppose à son pouvoir, une grève de la faim illimitée a été entreprise par plusieurs d’entre eux : une stratégie discutée au sein même des gauches turques et kurdes. Leurs revendications ? Que cessent les persécutions et que le groupe puisse de nouveau se produire sur scène. Il y a un mois mourrait la jeune chanteuse Helin Bölek, après 288 jours de grève. À l’heure qu’il est, le bassiste Ibrahim Gökçek se trouve dans un état extrêmement critique. Nous traduisons un article de Reyhan Hacıoğlu, une journaliste que son métier a conduit en prison : elle vient de se rendre à son chevet. (...)
Voilà bien longtemps que les faits sont portés au grand jour, que des campagnes de hashtag ont été créées, que des organisations citoyennes et des partis politiques ont lancé des appels, ceci jusqu’à la décision de deux avocats de se joindre à ce jeûne de la mort… Cela fait 11 mois que nous sommes témoins d’un combat mené par trois personnes en faveur de la justice ; deux sont mortes, la troisième fond chaque jour un peu plus. Les membres de Grup Yorum ont subi répression, arrestations et gardes à vue — comme seule la Turquie sait le faire — uniquement parce qu’ils voulaient chanter librement. Helin Bölek a perdu la vie le 3 avril dernier, au 288e jour d’une grève de la faim qui lui a été fatale. Reste Ibrahim Gökçek, qui, en dépit de l’indifférence de l’AKP, continue de lutter afin de pouvoir chanter les chansons inachevées de Helin.
Après une longue correspondance, le message nous parvient depuis la Maison de la résistance : mercredi, à 13 heures, « vous pouvez venir ». Cela prend du temps, du fait du la crise du corona et de mon ignorance de la route ; j’arrive difficilement à trouver le lieu. Les gens ne l’appellent plus le Cemevi1 du quartier, mais la Maison de la résistance et de Grup Yorum. Arrivée dans le quartier en question, deux montées plus loin, il n’a plus été difficile de dénicher l’endroit où les noms de Helin et d’Ibrahim sont inscrits. On m’annonce ; il est d’accord ; voici que je le trouve juste là, face à moi, dans cette petite pièce pleine de ses souvenirs, de ses proches et des présents reçus en nombre.
Je suis venue pour entendre la voix d’un chanteur populaire, et je n’ai pu entendre ma propre voix. Nous nous sommes regardés longuement, je l’ai remercié et lui ai dit que je ne voulais pas trop le fatiguer — mais peut-être pouvait-il me donner deux phrases, quelque chose… ? L’enregistrement démarre, grâce à l’aide des compagnons présents, et, au bout de deux phrases, Ibrahim se tait. Il n’y a plus aucun sens à poser des questions ; quant à attendre des réponses, cela m’est devenu trop dur… Je suis restée là, plantée, l’enregistreur en main. Ce visage, je ne sais le regarder ; je sens cet effort qu’il fournit pour terminer sa phrase, mais je ne sais que faire. (...)
« Je veux pouvoir redonner des concerts, chanter… C’est mon seul souhait, mon seul rêve. Que nos revendications soient reconnues, que Sultan Gökçek et Ali Arici soient libérés, que les menaces cessent et que prenne fin l’interdiction pour nous de jouer en concert… » Ces phrases n’ont évidemment pas été prononcées facilement. Mais attendre un peu plus signifiait le fatiguer un peu plus — je l’ai regardé dans les yeux et j’ai dit que cela suffisait. Car ce qu’il veut, ce pour quoi il lutte, tout est là, exposé au grand jour. (...)
Cela fait 11 mois qu’il mène cette lutte, dans ces conditions, et, même ainsi, on me dit qu’il se soucie toujours de ses visiteurs. Il ne cesse de s’enquérir qu’ils aient eu à manger, à boire, que l’on ait demandé s’ils avaient besoin de quelque chose. « Il est très discipliné, il porte toujours une montre au poignet et chaque chose doit se faire en son temps. Cette situation lui rend les choses difficiles, mais… il aime beaucoup écouter la radio, et dès qu’il entend une basse, il bat le tempo/rythme. »
Le procès de Sultan Gökçek [son épouse, ndlr], détenue dans le cadre de la même affaire, se tiendra le 20 mai. (...)