
Ecrasée par le macronisme, qui ne supporte aucune contestation, aucun contre-pouvoir, que peut la gauche ? Elle doit renouveller ses modes d’action, et ne pas rechigner à infiltrer les lieux de pouvoir, estime le philosophe Geoffroy de Lagasnerie.
Geoffroy de Lagasnerie — J’ai l’impression de vivre une année de cauchemar. En même temps, l’espace du progrès et de la gauche ne doit pas être paralysé par une focalisation exclusive sur des sujets comme la pandémie ou le terrorisme, qui ne sont peut-être pas des remises en cause de nos vies plus puissantes que d’autres. Et peut-être même pas aussi graves qu’il y a quelques années en ce qui concerne le terrorisme. Le rôle des intellectuels, des écrivains, de la culture est de nous décentrer par rapport à ces sujets, de se méfier notamment du covido-centrisme qui nous étouffe et de faire émerger d’autres sujets dans l’espace public.
Il s’est pourtant produit un bouleversement de l’économie mondiale, et on sent qu’énormément de structures bougent.
Personnellement, je ne conçois pas du tout ce qui se passe autour du Covid comme une transformation majeure de nos sociétés. Je le perçois comme une espèce de parenthèse maléfique qui se résoudra par l’arrivée d’un vaccin ou d’un traitement. Peut-être y a-t-il eu une transformation subjective dans le rapport au risque et à la contagion mais nous verrons. En fait, l’un des problèmes est que lors du premier confinement, il n’y a pas eu la transformation qu’on pouvait attendre, notamment sur les questions du financement de l’hôpital, de la rémunération des métiers essentiels, des rapports de classes et de la santé. On a continué exactement comme avant. (...)
Pourquoi parlez-vous alors de cauchemar, si cela ne change rien ?
Parce que c’est réel. À court terme, la police nous empêche de sortir de chez nous, c’est terrifiant. Ce qui m’a frappé est la capacité des États à suspendre les libertés en invoquant un principe supérieur qui est « la santé », qui pourrait être très bien un jour la sécurité, qui pourrait être d’autres maladies. Et ce qui m’a frappé aussi est qu’un conseil de défense, occulte et opaque, puisse décider, sans qu’on sache sur quelles bases, qu’on ne peut pas sortir de chez soi sans que la police mette une amende sauf si l’on va travailler et faire des courses. C’est une suspension des libertés comme on n’en a jamais vu (...)
La gauche a toujours invoqué le droit comme étant plus puissant que la sécurité. Elle a toujours dit que limiter le pouvoir de l’État ou de la police peut conduire à la production d’un certain nombre d’illégalismes, mais qu’au nom de la protection des individus contre la puissance de l’État, on préférait un certain illégalisme que le contrôle absolu. Et là, sur la santé, on a accepté le raisonnement inverse, préférant le contrôle absolu à la potentialité de certains dangers. C’est une transformation de rationalité. Mais je ne pense pas que ce soit une transformation ontologique de l’État. Les gouvernements, étant quand même obsédés par la question de la rationalité économique, ont envie que cela reprenne. Mais le moment a révélé notre absence de protection vis-à-vis de l’État. C’est cela qui est terrifiant.
La tendance autoritaire de l’État s’accentue avec la loi de « sécurité globale » ?
Oui. Comme avec l’injonction qui a failli être adoptée dans la loi sur la recherche de ne plus enseigner à l’université contre les principes républicains [1]. Il a aussi été ajouté un délit « d’intention de perturber une conférence » [2]. Par exemple, si vous appelez au boycott, si vous appelez à perturber la venue d’un idéologue ou de quelqu’un de droite dans une université, ce sera jugé illégal. (...)
Il y a une cohérence d’ensemble ici, liée au scheme de la santé : il y a un resserrement de l’idée de la nation comme ordre unifié. Toute forme de déviation est perçue comme une menace qui pèse sur la santé de la Nation. Et toute forme d’illégalisme ou de corps contestataire est perçu comme de plus en plus intolérable, insupportable. C’est extrêmement grave en ce qui concerne la contestation des pratiques policières en manifestation. Le libéralisme, qui avait toujours conçu l’État comme un espace qui organise la capacité même de critiquer l’État, le transforme en un organe qui doit exclure les individus qui ne marchent pas dans la direction définie par les gouvernements. Ce qui est insupportable également est le victimisme de la police qui ne cesse de se faire passer pour un corps faible, en danger et de demander toujours plus de pouvoir alors que c’est l’un des corps les plus forts et les plus soutenus de l’ordre politique. (...)
Vous aviez dit dans une émission radio en 2018 que Macron essaye d’instaurer un gouvernement de la terreur. Le pensez-vous toujours ?
Oui, tout à fait.
Pourquoi ?
Macron détruit tout ce qui protège de l’exposition au pouvoir arbitraire, par plein de petites réformes : le démantèlement du droit de travail qui a augmenté la soumission des employés à leurs patrons, l’augmentation du pouvoir des préfets pour le contrôle des manifestations, l’accroissement des possibilités de rétention... Le macronisme démantèle les protections juridiques, syndicales... Et il expose les individus à de plus en plus de pouvoirs arbitraires : le pouvoir du patron, le pouvoir du préfet, le pouvoir du ministre, le pouvoir du directeur d’établissement... Cette multiplication des petits pouvoirs soumet les individus à une forme de terreur continue, la peur des sanctions qu’on peut subir si l’on dévie, si l’on conteste, si l’on est indocile.
Et la peur du policier dans la rue...
Et bien sûr, la peur du policier. Quand vous multipliez les zones dans lesquelles les sujets politiques sont terrifiés, vous les soumettez à un ordre psychique extrêmement puissant en terme de conformation. La conséquence de cela à long terme est de ne même plus voir qu’il y a des problèmes parce que les gens se seront entièrement autocensurés.
Serait-ce un État terroriste ?
Ah non, je ne dirais pas terroriste. Parfois je me demande si derrière la dénonciation de la « dérive autoritaire du macronisme » ne se cache pas un phénomène plus général, à savoir une prise de conscience de plus en plus marquée du caractère insupportable du fait politique — c’est-à-dire le fait d’être gouverné par d’autres que nous ne n’avons jamais choisi. Ce ne serait pas Macron qui serait rejeté mais l’idée de gouvernement elle-même : comme une augmentation de la « conscience politique » générale et la prise de conscience de la brutalité de notre condition politique comme j’en parle dans mon ouvrage La conscience politique (Fayard, 2019). Et donc la gauche devrait aujourd’hui tenter, plutôt que restaurer les mythes politiques du peuple et de la souveraineté, de trouver un moyen de clore définitivement la possibilité de la domination politique de la droite. (...)
plus la police a le sentiment d’être soutenue, plus elle se lâche et plus elle est dangereuse pour toutes celles et tous ceux qu’elle perçoit comme indésirable. Le macronisme fonctionne à l’élimination systématique — sociale, pénale, carcérale, économique — des indésirables. (...)
La jeunesse militante éprouve un sentiment d’impuissance. L’idée domine selon laquelle les luttes sont trop difficiles, les ennemis sont trop grands, et que l’on perd toujours. Si l’on regarde sur une trentaine d’années les grandes luttes sur la santé, la prison, les pratiques policières, les droits du travail, la violence de classe, l’écologie.. on constate un écart extraordinaire entre l’énergie déployée et les résultats, d’où ce sentiment d’échec permanent qui n’est pas seulement français, mais international. Une forme de désespoir s’est emparée des forces de gauche. J’ai été traversé, comme tout le monde, par cette expérience.
On sait faire des manifestations, attirer l’attention publique, obtenir des échos médiatiques, occuper un lieu. Mais ne nous sommes-nous pas piégés par des rituels politiques devenus inefficaces, même s’ils sont des conditions de l’action ? (...)
Au même moment sont apparus des lanceurs d’alerte comme Edward Snowden [3] ou Wikileaks [4], qui m’ont semblé beaucoup plus nouveaux, radicaux, déstabilisateurs. Et donc a germé l’idée de me demander si la politique contemporaine n’était pas plus de l’ordre du rituel et du happening que de l’action. À quelle condition pourrait-on donner des armes au mouvement social pour redevenir puissant politiquement ?
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Les formes d’actions actuelles sont tellement inefficaces qu’on peut s’interroger sur ce qu’on fait quand on fait de la politique. Veut-on vraiment gagner ou se faire plaisir comme militant ? La vie militante devient presque autonome par rapport à ses buts, évaluée par rapport à ses propres critères : y a-t-il eu du monde à la manifestation, les médias en ont-ils parlé, ai-je reçu beaucoup de vues sur mon post Instagram ? Une construction de soi comme appartenant au milieu de la lutte est presque en déconnexion avec la réflexion concrète sur l’effectivité pratique de ce qu’on fait.
Je propose des choses très différentes, telles par exemple que l’adresse à la jeunesse, la guérilla juridique, l’infiltration, l’action directe, le travail sur les habitus de la culture quotidienne… Il faut déployer un autre imaginaire de l’action. Il faut que la gauche rompe avec ses imageries traditionnelles pour penser en terme d’efficacité. (...)
Et, donc, il est temps de déritualiser notre rapport à la politique pour le penser de manière beaucoup plus rationnelle et efficace. Malheureusement, cela peut nous faire rentrer dans une forme de tristesse parce que parfois, une action efficace n’est pas spectaculaire, pas heureuse. Mais passer un concours peut être beaucoup plus important que d’aller occuper la place de la République, ouvrir une école peut être plus important que casser une voiture de police.
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Deux mouvements me semblent avoir un peu échappé à la paralysie des forces progressistes ces dernières années : le mouvement écologiste et le mouvement LGBT. (...)
Ces mouvements ont produit des transformations, parce qu’ils ont été non pas réactifs mais pro-actifs. Ils ont établi une temporalité politique, ils ont fait émerger des sujets, ils ont travaillé à long terme sur la production de nouveaux paradigmes de perceptions en prenant l’État par surprise. Ils ont aussi utilisé des méthodes d’actions nouvelles (...)
Ciblées et fécondes. L’écologie a aussi infiltré les lieux de pouvoir en termes de doctrine et de perceptions. Et le mouvement gay a réussi en terme de lobbying et de guérilla juridique. Ces combats sont vite montés en terme de généralité, par le droit, et donc ont vite été en contact avec les instruments de pouvoir. (...)
L’objection toujours opposée à la méthode de l’infiltration radicale est le fait que les institutions seraient plus fortes que les gens, et qu’on serait voué à se faire récupérer par les institutions. Ce n’est pas toujours vrai. Un des exemples d’une transformation de l’intérieur de la rationalité d’État est justement le néolibéralisme. Il a été une subversion de la rationalité politique opérée à partir des années 1970 et qui a conduit à une redéfinition complète de la manière dont l’État pense l’hôpital, le travail, le droit… Le néolibéralisme a changé l’État ou, en tout cas, une bonne partie de la rationalité politique (mais pas sa totalité loin de là), l’État n’a pas changé le néolibéralisme… C’est la preuve d’une infiltration réussie. (...)
Toutes les institutions, même la police, peuvent fonctionner de manières très diverses. L’école peut être une machine à broyer tout autant qu’une machine à émanciper. La justice peut être un lieu d’extrême violence ou un lieu de protection des innocents. Il en va de même pour la police, la sécurité sociale, l’hôpital. Tout cela peut fonctionner de plein de manières. Donc, plus nous serons nombreux à investir et à revendiquer ces lieux et à vouloir en faire jouer les fonctions émancipatrices, plus ils pourront le faire. La gauche ne doit pas voir comme négatif ce qui est paradoxalement capable de lui donner des pouvoirs. C’est-à-dire : voter, entrer dans les institutions, passer des concours, etc. (...)
Une lutte est puissante quand elle peut identifier des mesures concrètes radicales pour transformer la vie des gens. Par exemple, destituer la police, cela ne veut rien dire. Dans un monde antagoniste, il y aura toujours quelque chose de l’ordre de la police. Si vous êtes pour l’hôpital public, pour la sécurité sociale, pour payer des impôts, vous êtes pour la police, parce qu’une contrainte fiscale est nécessaire pour les gens qui ne veulent pas payer d’impôts ou qui ne veulent pas partager leur richesse. La gauche doit poser la question ainsi : que veut dire transformer la police de manière qu’elle ne puisse plus exercer des violences sur les individus des classes populaires ou dans les manifestations ? (...)
je sais qu’il y a un retour très fort dans la gauche d’une forme de localisme par le municipalisme. Je pense que c’est une forme de transcription de l’impuissance politique : quand les individus n’ont pas les capacités de faire la révolution, ils ont tendance à adopter des comportements de fuite et de retrait. On se replie sur un petit monde qu’on essaye de créer à son échelle. J’ai beaucoup de respect pour les gens qui font cela, je les comprends. On n’est pas obligé de sacrifier sa vie pour une cause. Mais dans le monde global où nous vivons, il faut penser en généralité la question écologiste, la question raciale… Si l’on veut produire des transformations rationnelles du monde, il faut penser haut, nationalement et internationalement. Cela ne peut pas être à l’échelle locale. (...)