
Des témoignages et des enquêtes décrivent un ensemble de "lieux d’hébergement temporaire" éparpillés à travers la Russie, où sont envoyés des Ukrainiens venus des territoires envahis. Moscou les présente comme des "refuges", Kiev comme des "camps spéciaux" où des Ukrainiens sont emmenés, puis disparaissent.
C’est un mot que l’on pensait relégué aux livres d’histoire : "déportation". Mais, lundi 9 mai, Kiev a déclaré (lien en ukrainien) que "plus de 1,19 million de [ses] citoyens, y compris plus de 200 000 enfants, ont été déportés vers la Fédération de Russie" depuis le début de la guerre en Ukraine. Le même jour, le Pentagone a affirmé avoir des "signes" que "des Ukrainiens sont envoyés contre leur gré en Russie", sans donner de chiffres précis. (...)
A quoi correspondent ces "camps" ?
Des hôtels, des colonies de vacances, des sanatoriums, et même un ancien dépôt d’armes chimiques… Le média britannique i* affirme avoir localisé plus de 60 sites réaffectés à l’hébergement de déplacés ukrainiens, à l’aide d’images satellites et d’articles de médias locaux. Ces lieux "sont gérés par le ministère russe des situations d’urgence", explique Belkis Wille, chercheuse senior auprès de la division Crises et conflits de l’ONG Human Rights Watch, qui a interrogé des Ukrainiens passés par ces camps. (...)
le président ukrainien Volodymyr Zelensky sous-entend que ces structures servent aussi à commettre des exactions : "Toutes les personnes qui sont allées vers ces territoires contrôlés par les Russes ont disparu. Elles se trouvent dans des camps spéciaux sur le territoire russe. Certaines d’entre elles ont disparu, tout simplement", a-t-il affirmé le 20 avril sur BFMTV. (...)
dès le 12 mars, un décret (en russe) publié par Moscou réclamait à chaque région russe de se préparer à accueillir un nombre précis de déplacés.
Comment les Ukrainiens y sont-ils emmenés ?
Pour quitter les territoires occupés par la Russie ou évacuer Marioupol, les Ukrainiens n’ont en général pas le choix : ils passent d’abord par des "camps de filtration" gérés par les forces séparatistes du Donbass. Il ne faut pas confondre ces structures avec celles repérées sur le territoire russe : "Ceux qui sont passés par la filtration expliquent qu’il s’agit d’une sorte de contrôle de sécurité, pour filtrer ceux qui sont anti-Russie ou trop pro-Ukraine", explique Belkis Wille. Ces camps, déjà apparus après la Seconde Guerre mondiale et pendant les guerres de Tchétchénie, ressurgissent aujourd’hui dans les territoires séparatistes, comme à Bezimeniy ou à Mangouch.
Certains Ukrainiens soumis au tri expliquent avoir loué une chambre d’hôtel le temps du processus, mais d’autres, hébergés dans des tentes ou des bâtiments gérés par les forces séparatistes, décrivent des conditions déplorables : sous-alimentation, épidémies de dysenterie, comme le relate la BBC*… Ils passent en revanche tous par les mêmes étapes : téléphones fouillés de fond en comble, relevés d’empreintes, et surtout des interrogatoires de plusieurs heures et des examens corporels, pour déceler des liens avec le bataillon Azov ou le gouvernement ukrainien. "Ils scrutent ton corps pour voir si tu as des traces qui prouvent que tu as combattu ou manié des armes", raconte un Ukrainien à franceinfo. (...)
Certains témoignages évoquent parfois des violences, voire des disparitions pures et simples. "Une femme est passée avec son frère par un camp de filtration, mais elle seule est ressortie. Quand elle a demandé au garde où était son frère, il lui a répondu : ’J’ai arrêté de compter les gens que j’ai tués’", raconte Svetlana Gannouchkina, fondatrice de l’ONG russe d’aide aux réfugiés Comité d’assistance civique. "Ce pourrait être une blague, mais pour cette femme, ça n’en était pas une. Elle ne sait toujours pas où il est."
Une fois le processus de filtration terminé, les Ukrainiens sont, d’après les témoignages, mis face à un "choix". "On leur a dit : ’Soit vous restez dans un sous-sol de Marioupol sans eau, sans électricité, sans nourriture, sans soins et vous mourrez… Soit vous allez en Russie’", a raconté à franceinfo Oleksandra, une avocate spécialisée dans les droits humains. Beaucoup choisissent donc la Russie, d’autant que Moscou affrète souvent des bus gratuits, mais "certains Ukrainiens ont dit qu’ils ne savaient pas où allaient les bus dans lesquels ils sont montés", raconte Belkis Wille. La frontière passée, ceux qui ont des amis ou de la famille en Russie peuvent être hébergés chez eux. Mais pour les autres, le TAP est la seule alternative. (...)
Ces déplacements sont-ils des crimes de guerre ?
Tout dépend s’ils sont réalisés sous la contrainte ou non. L’article 49 de la convention de Genève de 1949 dispose qu’en situation d’invasion, "les transferts forcés (...) hors du territoire occupé dans le territoire de la puissance occupante ou dans celui de tout autre Etat (...) sont interdits, quel qu’en soit le motif".
Mais pour qu’il y ait contrainte, pas besoin de menacer quelqu’un avec une arme braquée à bout portant. (...)
Comment les Ukrainiens sont-ils traités une fois arrivés dans ces "camps" ?
C’est le plus difficile à savoir. Des témoignages recueillis par le Washington Post* affirment que les interrogatoires se poursuivent là-bas, mais les Ukrainiens interrogés par Belkis Wille n’ont pas fait état de violences.
"Les conditions sont très différentes d’un camp à l’autre, ce n’est pas un système unifié"
Svetlana Gannouchkina, fondatrice de l’ONG russe Comité d’assistance civique à franceinfo
Svetlana Gannouchkina ajoute cependant que dans les TAP, "la prise en charge médicale des réfugiés est en général mauvaise, tout comme la nourriture. On ne leur fournit pas de vêtements, et ils n’ont pas d’argent". (...)
La plupart du temps, les réfugiés peuvent en revanche quitter ces TAP. "Les autorités ne contrôlaient pas leurs déplacements", déclare Belkis Wille, ajoutant que "certains ont pris un taxi et ont quitté la Russie en passant par l’Estonie".
"Des TAP installés dans des colonies de vacances ont même demandé aux réfugiés de partir, pour laisser la place aux vacanciers. Mais pour aller où ?"
Svetlana Gannouchkina, fondatrice de l’ONG russe Comité d’assistance civique à franceinfo
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Pour ceux qui ont été envoyés dans des régions reculées, il est très difficile de regagner la frontière, surtout sans ressources et sans papiers, parfois confisqués par l’administration du camp. "C’est illégal", explique Svetlana Gannouchkina (...)
Les informations sur ces TAP sont cependant encore loin d’être exhaustives. Combien d’Ukrainiens disparus, et que leur arrive-t-il ? Les récits d’autres civils, capturés puis torturés et emmenés de force en Biélorussie, pourraient apporter des indices. Pourquoi la Russie transporte-t-elle des Ukrainiens à l’autre bout du continent ? En mars, le ministère des Affaires étrangères ukrainien a accusé Moscou de vouloir "les utiliser comme otages"*. A mesure que la guerre avance, le voile pourrait se lever petit à petit.