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Harcèlement scolaire : comment élèves et professeurs sont formés à résister
#harcèlement_scolaire
Article mis en ligne le 19 novembre 2022

« T’es bonne », « Pédé », « Connard de riche », « Sale intello », « Ta mère la pute », « Pétasse », « Sale arabe », « Binoclarde », « Mongole », « Grande girafe », « Va faire le trottoir »… Daniel Berland, dans son tee-shirt orange fluo, note les insultes confiées au compte-gouttes, entre deux silences gênés, par les personnes venues suivre la formation au dispositif Sentinelles et Référents utilisé pour prévenir le harcèlement. Des mots qui les ont blessées un jour ou l’autre, et qui résonnent aujourd’hui dans la salle multimédia du lycée agro-viticole de Blanquefort, en périphérie de Bordeaux.

Tandis qu’une bruine automnale rafraîchit la ville en ce chaud après-midi d’octobre, l’intervenant a pris soin de fermer les fenêtres pour protéger des oreilles indiscrètes les confidences du groupe, assis en cercle : une dizaine d’adolescents mêlés à quelques membres de l’équipe – deux conseillères principales d’éducation, l’infirmière scolaire et un enseignant. Tous volontaires pour se former à ce programme décliné sur quatre jours qui fut créé au début des années 2010 par le psychologue Éric Verdier, sous l’égide de la Ligue française pour la santé mentale.

Le but : constituer une communauté de personnes capables de repérer les boucs émissaires dans les établissements.

« Nous savons que personne n’est ici par hasard », rebondit Daniel, qui propose à ceux qui le souhaitent de venir entourer une ou deux insultes. Au feutre bleu pour les filles, vert pour les garçons, rouge pour les non-binaires. Prenant son courage à deux mains, Irène* se jette à l’eau. Elle s’arrête sur « égoïste » parce que c’est ce que son père lui répète à longueur de temps. Et aussi « éléphant », une remarque sur son physique dont elle a beaucoup souffert. Vient le tour de Louis*, « l’intello » qui a sauté une classe, rejeté par ses camarades à cause de ses bonnes notes. Puis de Laura* qui a passé deux semaines de vacances chez son père à s’entendre dire que personne ne l’aimerait jamais, de Jules* qu’on traite souvent de « pédé » parce que « ça gêne beaucoup de monde » qu’il tombe amoureux de garçons, de Léo* que des camarades avaient baptisé « le nazi » eu égard à ses origines allemandes. Sans oublier Anne*, qui passe pour une « grosse pute » auprès de ses copines depuis qu’elle leur a confié qu’elle était sortie avec le meilleur ami de son ex, Élodie* qu’on prend pour une « psychopathe » en raison de son handicap auditif, ou encore William* qui a fait une « TS » [tentative de suicide] en CM2, n’en pouvant plus qu’on se moque de ses cheveux longs… (...)

« Les insultes ne sont jamais envoyées à la légère. Je les compare à des flèches empoisonnées qui cherchent à salir notre trésor, ce qu’il y a de plus beau en nous », conclut Daniel, qui résume les attendus de la formation. D’abord, apprendre à repérer les victimes dès les premiers signaux. (...)

C’est qu’à force de se faire insulter, le bouc émissaire peut se dire que c’est un peu de sa faute. « Quand une victime s’approprie le stigmate, on lui répond par son trésor. Pour moi, Anne, tu es une incarnation de la liberté », sourit Daniel. Son trésor, Élodie l’a trouvé toute seule : « Je sais lire sur les lèvres, c’est un superpouvoir, comme lire dans les pensées. C’est aussi pour ça que je suis venue ici. » (...)

Définir des règles

C’est le moment de passer au « pow-wow », un exercice inspiré d’un rituel amérindien qui consiste à définir collectivement les règles du groupe, lesquelles devront être votées à l’unanimité. Un dessin, une loi : Irène griffonne deux bonshommes assis face à face. L’un parle, l’autre se tait. Bien campée sur ses jambes, elle attend, les mains dans les poches. Daniel se lance : « Ton dessin évoque peut-être la non-expression de son jugement ? » Elle : « C’est plutôt l’idée de ne pas porter de jugement négatif. On peut affirmer un désaccord mais pas dire à quelqu’un qu’il est nul. » Pascal, professeur dans l’établissement, fait la moue : « L’unanimité obligatoire, ça me fait un peu peur… » Il s’abstient. Quelqu’un suggère de changer l’intitulé pour « écoute bienveillante ». (...)

Une chose est sûre, il ne faut jamais s’adresser au harceleur, c’est le b.a.-ba. « Ici, on ne s’intéresse qu’aux boucs émissaires. Vous n’êtes pas le bras armé de la direction… » Certains ont l’air déçu. Il a l’habitude : « Je sens que là, vous vous dites “Mince, on n’est pas la police secrète de l’établissement”… N’est-ce pas ? » Le fait est que cette règle d’or contredit bien des habitudes. « Quand un élève est en difficulté, on lui demande tout de suite “Qui t’a fait ça ?” C’est une pratique courante dans cet établissement », affirme en effet Évelyne. « Pour peu que les boucs émissaires aient peur des représailles, que ceux qui les harcèlent habitent dans leur barre ou leur village, ils ne diront rien. » Marie* est sceptique : « Être à l’écoute, ça permet à la personne de vider son sac mais le travail n’est pas terminé », polémique-t-elle, bravache. Avant de chuchoter à l’oreille de son voisin : « Je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’il raconte, c’est grave trop sentimental ! » (...)

Ceux qu’il faut convaincre, ce ne sont pas les harceleurs, ce sont les « normopathes ». C’est-à-dire les personnes qui se taisent, ou même rigolent aux insultes. « Qui connaît l’expérience de Milgram ? » Irène raconte les tenants et les aboutissants de cette étude destinée à évaluer le degré d’obéissance devant une autorité qu’on juge légitime, et ces cobayes qui se plient à des ordres absurdes. (...)

les Sentinelles fraîchement formées devront être en mesure dès la semaine prochaine d’adopter une posture « rebelle ». Autrement dit : ne pas céder à la facilité qui consiste à se soumettre à la loi du plus fort. Et ça ne va pas toujours de soi.